Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie | Page 6

Guillaume Hyacinthe Bougeant
seulement quelques gouttes dans le creux de ma main, et dans l’instant rendu à moi-même, je sentis un calme doux et tranquille succéder au trouble qui m’avoit agité.
Je ne dis rien des plantes singulieres que j’observai. On s?ait assez que le pays en est tout couvert. Ce n’est que dans la romancie qu’on trouve la fameuse herbe moly, et le célébre lotos. Les plantes mêmes que nous connoissons, et qui croissent aussi dans ce pays-là, y ont une vertu si admirable qu’on ne peut pas dire que ce soient les mêmes plantes; et je ne puis à cette occasion m’empêcher d’admirer la simplicité de l’infortuné chevalier de la Manche, qui cr?t pouvoir avec les herbes de son pays composer un baume semblable à celui de Fierabras. Car il est vrai que nous avons des plantes de même nom; mais il s’en faut beaucoup qu’elles ayent la même vertu; c’est par cette raison que les philtres amoureux, les breuvages enchantés, les charmes, et tous les sorts que nos magiciens entreprennent de composer avec des herbes magiques ne réussissent point, parce que nous n’avons que des plantes sans force et sans vertu; et je m’imagine que c’est encore ce qui fait que nous ne voyons plus de ces baguettes merveilleuses, de ces bagues surprenantes, de ces talismans, de ces poudres, et mille autres curiosités pareilles, qui operent tant d’effets prodigieux, parce que nous n’avons pas dans ce pays-ci la véritable matiere dont elles doivent être composées.
Mais ce que je ne dois pas oublier, c’est la bonté admirable du climat. Je n’avois jamais compris dans la lecture des romans comment les princes et les princesses, les héros et leurs héro?nes, leurs domestiques mêmes et toute leur suite passoient toute leur vie, sans jamais parler de boire ni de manger. Car enfin, disois-je, on a beau être amoureux, passionné, avide de gloire, et héros depuis les pieds jusqu’à la tête: encore faut-il quelquefois subvenir à un besoin aussi pressant que celui de la faim. Mais il est vrai que j’ai bien changé d’idée, depuis que j’ai respiré l’air de la romancie. C’est premierement l’air le plus pur, le plus serein, le plus sain et le plus invariable qu’on puisse respirer. Aussi n’a-t-on jamais oüi dire qu’aucun héros ait été incommodé de la pluye, du vent, de la neige, ou qu’il ait été enrhumé du serein de la nuit, lorsqu’au clair de la lune il se plaint de ses amoureux tourmens. Mais cet air a sur-tout une propriété singuliere, c’est de tenir lieu de nourriture à tous ceux qui le respirent, en sorte qu’on peut dans ce pays-là entreprendre le plus long voyage à travers les déserts les plus inhabités, sans se mettre en peine de faire aucune provision pour soi ni pour ses chevaux mêmes.
Voici encore une chose qui me frappa extrêmement. Nos rochers dans tous ces pays-ci sont d’une dureté et d’une insensibilité si grande, qu’on leur diroit pendant une année entiere les choses du monde les plus touchantes, qu’ils ne les écouteroient seulement pas. Mais ils sont bien différens dans la romancie. J’en rencontrai dans mon chemin un amas assez considérable, et comme ma curiosité me portoit à tout observer, je m’en approchai pour les considérer de plus près. Je voulus même en tater quelques-uns de la main; mais quel fut mon étonnement de les trouver si tendres, qu’ils cédoient à l’effort de ma main comme du gazon ou de la laine. J’avoue que ce phénomene me par?t si étrange, que j’en jettai un cri d’étonnement, et je ne l’aurois jamais compris si on ne me l’avoit expliqué depuis. C’est qu’il étoit venu la veille un amant des plus malheureux et des plus éloquens du pays conter à ces rochers ses tourmens; et son récit étoit si touchant, ses accens douloureux si pitoyables, que les rochers n’avoient p? y résister malgré toute leur dureté naturelle. Les uns s’étoient fendus de haut en bas, les autres s’étoient laissés fondre comme de la cire, et les plus durs s’étoient attendris et amollis au point que je viens de dire. Si les rochers de la romancie sont si sensibles, il est aisé de juger quelle doit être en ce pays-là la complaisance des echos pour ceux qui ont à leur parler. Il n’y a rien de si aimable ni de si docile. Ils répetent tout ce que l’ont veut. Si vous chantez, ils chantent; si vous vous plaignez, ils se plaignent avec vous. Ils n’attendent pas même pour répondre que vous ayez achevé de parler, et pl?t?t que de laisser un pauvre amoureux parler seul, ils s’entretiendront avec lui une journée entiere. C’est une des grandes ressources qu’on ait dans ce pays-là, quand on n’a personne à qui l’on puisse confier ses peines secretes. Il n’y a qu’à aller trouver un echo, sur-tout si c’est
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