Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie | Page 4

Guillaume Hyacinthe Bougeant
on ne conno?t bien l’embarras que lorsqu’on l’éprouve soi-même. Après tout, comme j’ai remarqué que tout bien considéré, ces messieurs prennent to?jours le parti d’avouer de bonne grace, j’avoue donc aussi qu’à peine j’eus fait cent pas dans ce profond souterrain, en suivant to?jours le rocher qui servoit de mur, que saisi d’horreur de me voir dans un lieu si affreux sans s?avoir par quelle issu? j’en pourrois sortir, je me laissai tomber de foiblesse, et presque sans connoissance. Il m’en resta cependant assez pour me souvenir que dans une situation à peu près semblable, le célebre Cleveland avoit eu l’esprit de s’endormir; et trouvant l’expédient assez bon, je ne balan?ai pas à l’imiter. Mais après un tel aveu, il est bien juste que je me dédommage par quelque trait qui fasse honneur à mon courage. Je me relevai donc bien-t?t après, et considérant qu’il falloit me résoudre à périr dans ces profondes ténebres des entrailles de la terre, ou trouver le moyen d’en sortir, je résolus de continuer ma route jusqu’où elle me pourroit conduire. Qu’on se représente un homme marchant sans lumiere dans un boyau étroit de la terre à deux lieu?s peut-être de profondeur, obligé souvent de ramper, de se replier, de se glisser comme un serpent dans des passages serrés, sans pouvoir avancer qu’en tatant de la main, et qu’en sondant du pied le terrain.
Telle étoit ma situation, et on aura sans doute de la peine à en imaginer une plus affreuse. Le souvenir de cette avanture me fait encore tant d’horreur, que j’en abrége le récit. Mais ce que je ne puis m’empêcher de dire, c’est que je n’ai jamais mieux reconnu qu’alors la vérité de ce que j’ai v? dans tous les romans, qu’on n’est jamais plus près d’obtenir le bien qu’on désire, qu’au moment que l’on en paro?t le plus éloigné: car voici ce qui m’arriva. Après avoir marché long-tems de la fa?on que je viens de raconter, je crus que je commen?ois à appercevoir quelque foible lumiere. J’eus peine d’abord à me le persuader, et je l’attribuai à un effet de mon imagination inquiéte et troublée. Cependant j’apper?us bien-t?t que cette lumiere augmentoit sensiblement, et je n’en p?s plus douter, lorsque je vis que je commen?ois à distinguer les objets. ? quelle joye je ressentis dans ce moment! Tout mon corps en tressaillit, et je ne connois point de termes capables de l’exprimer. Je ne comprends pas encore comment ce passage subit d’une extrême tristesse à un si grand excès de joye, ne me causa pas une révolution dangereuse. Quoiqu’il en soit, voyant que le jour augmentoit to?jours, et jugeant que la sortie que je cherchois ne devoit pas être éloignée, je doublai le pas, ou pl?t?t je courus avec empressement pour y arriver. Je la trouvai en effet, et je vis... le dirai-je? Oüi, je vis les choses les plus étonnantes, les plus admirables, les plus charmantes qu’on puisse voir. Je vis en un mot le pays des romans. C’est ce que je vais raconter dans le chapitre suivant.
CHAPITRE 2
Entrée du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Description et histoire naturelle du pays.
La pl?part des voyageurs aiment à vanter la beauté des pays qu’ils ont parcourus, et comme la simple vérité ne leur fourniroit pas assez de merveilleux, ils sont obligés d’avoir recours à la fiction. Pour moi loin de vouloir exaggérer, je voudrois aucontraire pouvoir dissimuler une partie des merveilles que j’ai vu?s, dans la crainte où je suis qu’on ne se défie de la sincérité de ma relation. Mais faisant réflexion qu’il n’est pas permis de supprimer la vérité pour éviter le soup?on de mensonge, je prends généreusement le parti qui convient à tout historien sincere, qui est de raconter les faits dans la plus exacte vérité, sans aucun intérêt de parti, sans exaggération, et sans déguisement. Je prévois que les esprits forts s’obstineront dans leur incrédulité; mais leur incrédulité même leur tiendra lieu de punition, tandis que les esprits raisonnables auront la satisfaction d’apprendre mille choses curieuses qu’ils ignoroient. Je reprends donc la suite de mon récit.
A peine fus-je arrivé à la sortie du chemin souterrain, que jettant les yeux sur la vaste campagne qui s’offroit à mes regards, je fus frappé d’un étonnement que je ne puis mieux comparer qu’à l’admiration où seroit un aveugle né qui ouvriroit les yeux pour la premiere fois: cette comparaison est d’autant plus juste, que tous les objets me parurent nouveaux, et tels que je n’avois rien v? de semblable. C’étoient à la vérité des bois, des rivieres, des fontaines; je distinguois des prairies, des collines, des vergers; mais toutes ces choses sont si différentes de tout ce que dans ce pays-ci nous appellons du même nom, qu’on peut dire avec vérité que nous n’en avons que le nom et l’ombre. La
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