Voyage au Centre de la Terre | Page 2

Jules Verne

Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne.
Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d'une extrême facilité de prononciation,
sinon dans l'intimité, au moins quand il parlait en public, et c'est un défaut regrettable
chez un orateur. En effet, dans ses démonstrations au Johannaeum, souvent le professeur
s'arrêtait court; il luttait contre un mot récalcitrant qui ne voulait pas glisser entre ses
lèvres, un de ces mots qui résistent, se gonflent et finissent par sortir sous la forme peu
scientifique d'un juron. De là, grande colère.
Il y a en minéralogie bien des dénominations semi-grecques, semi-latines, difficiles à
prononcer, de ces rudes appellations qui écorcheraient les lèvres d'un poète. Je ne veux
pas dire du mal de cette science. Loin de moi. Mais lorsqu'on se trouve en présence des
cristallisations rhomboédriques, des résines rétinasphaltes, des ghélénites, des tangasites,
des molybdates de plomb, des tungstates de manganèse et des titaniates de zircone, il est
permis à la langue la plus adroite de fourcher.
Or, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmité de mon oncle, et on, en
abusait, et on l'attendait aux passages dangereux, et il se mettait en fureur, et l'on riait, ce

qui n'est pas de bon goût, même pour des Allemands. S'il y avait donc toujours grande
affluence d'auditeurs aux cours de Lidenbrock, combien les suivaient assidûment qui
venaient surtout pour se dérider aux belles colères du professeur!
Quoi qu'il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, était un véritable savant. Bien
qu'il cassât parfois ses échantillons à les essayer trop brusquement, il joignait au génie du
géologue l'oeil du minéralogiste. Avec son marteau, sa pointe d'acier, son aiguille
aimantée, son chalumeau et son flacon d'acide nitrique, c'était un homme très fort. A la
cassure, à l'aspect, à la dureté, à la fusibilité, au son, à l'odeur, au goût d'un minéral
quelconque, il le classait sans hésiter parmi les six cents espèces que la science compte
aujourd'hui.
Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans les gymnases et les
associations nationales. MM. Humphry Davy, de Humboldt, les capitaines Franklin et
Sabine, ne manquèrent pas de lui rendre visite à leur passage à Hambourg. MM.
Becquerel, Ebelmen, Brewater, Dumas, Milne-Edwards, aimaient à le consulter sur des
questions les plus palpitantes de la chimie. Cette science lui devait d'assez belles
découvertes, et, en 1853, il avait paru à Leipzig un _Traité de Cristallographie
transcendante_, par le professeur Otto Lidenbrock, grand in-folio avec planches, qui
cependant ne fit pas ses frais.
Ajoutez à cela que mon oncle était conservateur du musée minéralogique de M. Struve,
ambassadeur de Russie, précieuse collection d'une renommée européenne.
Voilà donc le personnage qui m'interpellait avec tant d'impatience. Représentez-vous un
homme grand, maigre, d'une santé de fer, et d'un blond juvénile qui lui ôtait dix bonnes
années de sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derrière des lunettes
considérables; son nez, long et mince, ressemblait à une lame affilée; les méchants
prétendaient même qu'il était aimanté et qu'il attirait la limaille de fer. Pure calomnie; il
n'attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne point mentir.
Quand j'aurai ajouté que mon oncle faisait des enjambées mathématiques d'une
demi-toise, et si je dis qu'en marchant il tenait ses poings solidement fermés, signe d'un
tempérament impétueux, on le connaîtra assez pour ne pas se montrer friand de sa
compagnie.
Il demeurait dans sa petite maison de Königstrasse, une habitation moitié bois, moitié
brique, à pignon dentelé; elle donnait sur l'un de ces canaux sinueux qui se croisent au
milieu du plus ancien quartier de Hambourg que l'incendie de 1842 a heureusement
respecté.
La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le ventre aux passants; elle portait
son toit incliné sur l'oreille, comme la casquette d'un étudiant de la Tugendbund; l'aplomb
de ses lignes laissait à désirer; mais, en somme, elle se tenait bien, grace à un vieil orme
vigoureusement encastré dans la façade, qui poussait au printemps ses bourgeons en
fleurs à travers les vitraux des fenêtres.
Mon oncle ne laissait pas d'être riche pour un professeur allemand. La maison lui

appartenait en toute propriété, contenant et contenu. Le contenu, c'était sa filleule
Graüben, jeune Virlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. En ma double
qualité de neveu et d'orphelin, je devins son aide-préparateur dans ses expériences.
J'avouerai que je mordis avec appétit aux sciences géologiques; j'avais du sang de
minéralogiste dans les veines, et je ne m'ennuyais jamais en compagnie de mes précieux
cailloux.
En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de König-strasse, malgré les
impatiences de son propriétaire, car, tout en s'y prenant d'une façon un peu brutale,
celui-ci ne m'en aimait pas moins. Mais cet homme-là ne savait pas attendre, et il était
plus pressé que nature.
Quand, en avril, il
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