Vingt ans après | Page 2

Alexandre Dumas, père
appuyée dans ses deux mains.
Derrière lui était une vaste cheminée, rouge de feu, et dont les tisons
enflammés s’écroulaient sur de larges chenets dorés. La lueur de ce
foyer éclairait par-derrière le vêtement magnifique de ce rêveur, que la
lumière d’un candélabre chargé de bougies éclairait par-devant.
À voir cette simarre rouge et ces riches dentelles, à voir ce front pâle et
courbé sous la méditation, à voir la solitude de ce cabinet, le silence des
antichambres, le pas mesuré des gardes sur le palier, on eût pu croire
que l’ombre du cardinal de Richelieu était encore dans sa chambre.
Hélas! c’était bien en effet seulement l’ombre du grand homme. La
France affaiblie, l’autorité du roi méconnue, les grands redevenus forts
et turbulents, l’ennemi rentré en deçà des frontières, tout témoignait
que Richelieu n’était plus là.
Mais ce qui montrait encore mieux que tout cela que la simarre rouge
n’était point celle du vieux cardinal, c’était cet isolement qui semblait,

comme nous l’avons dit, plutôt celui d’un fantôme que celui d’un
vivant; c’étaient ces corridors vides de courtisans, ces cours pleines de
gardes; c’était le sentiment railleur qui montait de la rue et qui pénétrait
à travers les vitres de cette chambre ébranlée par le souffle de toute une
ville liguée contre le ministre; c’étaient enfin des bruits lointains et sans
cesse renouvelés de coups de feu, tirés heureusement sans but et sans
résultat, mais seulement pour faire voir aux gardes, aux Suisses, aux
mousquetaires et aux soldats qui environnaient le Palais-Royal, car le
palais Cardinal lui-même avait changé de nom, que le peuple aussi
avait des armes.
Ce fantôme de Richelieu, c’était Mazarin.
Or, Mazarin était seul et se sentait faible.
-- Étranger! murmurait-il; Italien! voilà leur grand mot lâché! avec ce
mot, ils ont assassiné, pendu et dévoré Concini, et, si je les laissais faire,
ils m’assassineraient, me pendraient et me dévoreraient comme lui,
bien que je ne leur aie jamais fait d’autre mal que de les pressurer un
peu. Les niais! ils ne sentent donc pas que leur ennemi, ce n’est point
cet Italien qui parle mal le français, mais bien plutôt ceux-là qui ont le
talent de leur dire des belles paroles avec un si pur et si bon accent
parisien.
«Oui, oui, continuait le ministre avec son sourire fin, qui cette fois
semblait étrange sur ses lèvres pâles, oui, vos rumeurs me le disent, le
sort des favoris est précaire; mais, si vous savez cela, vous devez savoir
aussi que je ne suis point un favori ordinaire, moi! Le comte d’Essex
avait une bague splendide et enrichie de diamants que lui avait donnée
sa royale maîtresse; moi, je n’ai qu’un simple anneau avec un chiffre et
une date, mais cet anneau a été béni dans la chapelle du Palais-Royal;
aussi, moi, ne me briseront-ils pas selon leurs voeux. Ils ne
s’aperçoivent pas qu’avec leur éternel cri: «À bas le Mazarin!» je leur
fais crier tantôt vive M. de Beaufort, tantôt vive M. le Prince, tantôt
vive le parlement! Eh bien! M. de Beaufort est à Vincennes, M. le
Prince ira le rejoindre un jour ou l’autre, et le parlement...
Ici le sourire du cardinal prit une expression de haine dont sa figure
douce paraissait incapable.
-- Eh bien! le parlement... nous verrons ce que nous en ferons du
parlement; nous avons Orléans et Montargis. Oh! j’y mettrai le temps;
mais ceux qui ont commencé à crier à bas le Mazarin finiront par crier

à bas tous ces gens-là, chacun à son tour. Richelieu, qu’ils haïssaient
quand il était vivant, et dont ils parlent toujours depuis qu’il est mort, a
été plus bas que moi; car il a été chassé plusieurs fois, et plus souvent
encore il a craint de l’être. La reine ne me chassera jamais, moi, et si je
suis contraint de céder au peuple, elle cédera avec moi; si je fuis, elle
fuira, et nous verrons alors ce que feront les rebelles sans leur reine et
sans leur roi. Oh! si seulement je n’étais pas étranger, si seulement
j’étais Français, si seulement j’étais gentilhomme!
Et il retomba dans sa rêverie.
En effet, la position était difficile, et la journée qui venait de s’écouler
l’avait compliquée encore. Mazarin, toujours éperonné par sa sordide
avarice, écrasait le peuple d’impôts, et ce peuple, à qui il ne restait que
l’âme, comme le disait l’avocat général Talon, et encore parce qu’on ne
pouvait vendre son âme à l’encan, le peuple, à qui on essayait de faire
prendre patience avec le bruit des victoires qu’on remportait, et qui
trouvait que les lauriers n’étaient pas viande dont il pût se nourrir, le
peuple depuis longtemps avait commencé à murmurer.
Mais ce n’était pas tout; car lorsqu’il n’y a que le peuple qui murmure,
séparée qu’elle en est par la bourgeoisie
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 357
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.