Vie de Moliere | Page 5

Voltaire
tira le théâtre de la barbarie et de l'avilissement, vers
l'année 1630. Ses premières comédies, qui étaient aussi bonnes pour
son siècle qu'elles sont mauvaises pour le nôtre, furent cause qu'une
troupe de comédiens s'établit à Paris. Bientôt après, la passion du
cardinal de Richelieu pour les spectacles mit le goût de la comédie à la
mode, et il y avait plus de sociétés particulières qui représentaient alors
que nous n'en voyons aujourd'hui.
Poquelin s'associa avec quelques jeunes gens qui avaient du talent pour
la déclamation ; ils jouaient au faubourg Saint-Germain et au quartier
Saint-Paul. Cette société éclipsa bientôt toutes les autres ; on l'appela
l'"Illustre Théâtre". On voit par une tragédie de ce temps-là, intitulée
Artaxerce, d'un nommé Magnon, et imprimée en 1645, qu'elle fut
représentée sur l'illustre théâtre.
Ce fut alors que Poquelin, sentant son génie, se résolut de s'y livrer tout
entier, d'être à la fois comédien et auteur, et de tirer de ses talents de
l'utilité et de la gloire.
On sait que chez les Athéniens les auteurs jouaient souvent dans leurs
pièces, et qu'ils n'étaient point déshonorés pour parler avec grâce en
public devant leurs concitoyens. Il fut plus encouragé par cette idée que
retenu par les préjugés de son siècle. Il prit le nom de Molière, et il ne
fit, en changeant de nom, que suivre l'exemple des comédiens d'Italie et
de ceux de l'hôtel de Bourgogne. L'un, dont le nom de famille était le
Grand, s'appelait Belleville dans la tragédie, et Turlupin dans la farce ;
d'où vient le mot de "turlupinade". Hugues Guéret était connu, dans les
pièces sérieuses, sous le nom de Fléchelles ; dans la farce, il jouait
toujours un certain rôle qu'on appelait Gautier-Garguille ; de même,
Arlequin et Scaramouche n'étaient connus que sous ce nom de théâtre.
Il y avait déjà eu un comédien appelé Molière, auteur de la tragédie de
"Polyxène" (1).
Le nouveau Molière fut ignoré pendant tout le temps que durèrent les
guerres civiles en France ; il employa ces années à cultiver son talent et
à préparer quelques pièces. Il avait fait un recueil de scènes italiennes,

dont il faisait de petites comédies pour les provinces. Ces premiers
essais, très informes, tenaient plus du mauvais théâtre italien, où il les
avait pris, que de son génie, qui n'avait pas eu encore l'occasion de se
développer tout entier. Le génie s'étend et se resserre par tout ce qui
nous environne. Il fit donc pour la province "le Docteur amoureux",
"les trois Docteurs rivaux", "le Maître d'école" ; ouvrages dont il ne
reste que le titre. Quelques curieux ont conservé deux pièces de
Molière dans ce genre : l'une est "le Médecin volant", et l'autre "la
Jalousie de Barbouille". Elles sont en prose et écrites en entier. Il y a
quelques phrases et quelques incidents de la première qui nous sont
conservés dans "le Médecin malgré lui" ; et on trouve dans "la Jalousie
de Barbouille" un canevas, quoique informe, du troisième acte de
"George Dandin".
La première pièce régulière en cinq actes qu'il composa fut "l'Etourdi".
Il représenta cette comédie à Lyon en 1653. Il y avait dans cette ville
une troupe de comédiens de campagne, qui fut abandonnée dès que
celle de Molière parut.
Quelques acteurs de cette ancienne troupe se joignirent à Molière, et il
partit de Lyon pour les états de Languedoc avec une troupe assez
complète, composée principalement de deux frères nommés Gros-René,
de du Parc, d'un pâtissier (2) de la rue Saint-Honoré, de la du Parc, de
la Béjart, et de la de Brie.
Le prince de Conti, qui tenait les états de Languedoc à Béziers, se
souvint de Molière, qu'il avait vu au collège ; il lui donna une
protection distinguée. Molière joua devant lui "l'Etourdi", "le Dépit
amoureux", et "les Précieuses ridicules".
Cette petite pièce des "Précieuses", faite en province, prouve assez que
son auteur n'avait eu en vue que les ridicules des provinciales ; mais il
se trouva depuis que l'ouvrage pouvait corriger et la cour et la ville.
Molière avait alors trente-quatre ans ; c'est l'âge où Corneille fit "le
Cid". Il est bien difficile de réussir avant cet âge dans le genre
dramatique, qui exige la connaissance du monde et du coeur humain.
On prétend que le prince de Conti voulut alors faire Molière son
secrétaire, et que, heureusement pour la gloire du théâtre français,
Molière eut le courage de préférer son talent à un poste honorable. Si ce
fait est vrai, il fait également honneur au prince et au comédien.
Après avoir couru quelque temps toutes les provinces, et avoir joué à

Grenoble, à Lyon, à Rouen, il vint enfin à Paris en 1658. Le prince de
Conti lui donna accès auprès de Monsieur, frère unique du roi Louis
XIV ; Monsieur le présenta au
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