Vie de Jésus | Page 2

Ernest Renan
des dieux et des sages divinisés de
l'Asie, prendre possession d'une société à laquelle la philosophie et
l'État purement civil ne suffisent plus. C'est alors que les idées
religieuses des races groupées autour de la Méditerranée se modifient
profondément; que les cultes orientaux prennent partout le dessus; que
le christianisme, devenu une église très-nombreuse, oublie totalement
ses rêves millénaires, brise ses dernières attaches avec le judaïsme et
passe tout entier dans le monde grec et latin. Les luttes et le travail
littéraire du IIIe siècle, lesquels se passent déjà au grand jour, ne
seraient exposés qu'en traits généraux. Je raconterais encore plus
sommairement les persécutions du commencement du IVe siècle,
dernier effort de l'empire pour revenir à ses vieux principes, lesquels
déniaient à l'association religieuse toute place dans l'État. Enfin, je me
bornerais à pressentir le changement de politique qui, sous Constantin,
intervertit les rôles, et fait du mouvement religieux le plus libre et le
plus spontané un culte officiel, assujetti à l'État et persécuteur à son
tour.
Je ne sais si j'aurai assez de vie et de force pour remplir un plan aussi
vaste. Je serai satisfait si, après avoir écrit la vie de Jésus, il m'est
donné de raconter comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de la
conscience chrétienne durant les semaines qui suivirent la mort de

Jésus, la formation du cycle légendaire de la résurrection, les premiers
actes de l'église de Jérusalem, la vie de saint Paul, la crise du temps de
Néron, l'apparition de l'Apocalypse, la ruine de Jérusalem, la fondation
des chrétientés hébraïques de la Batanée, la rédaction des évangiles,
l'origine des grandes écoles de l'Asie-Mineure, issues de Jean. Tout
pâlit à côté de ce merveilleux premier siècle. Par une singularité rare en
l'histoire, nous voyons bien mieux ce qui s'est passé dans le monde
chrétien de l'an 50 à l'an 75, que de l'an 100 à l'an 150.
Le plan suivi pour cette histoire a empêché d'introduire dans le texte de
longues dissertations critiques sur les points controversés. Un système
continu de notes met le lecteur à même de vérifier d'après les sources
toutes les propositions du texte. Dans ces notes, on s'est borné
strictement aux citations de première main, je veux dire à l'indication
des passages originaux sur lesquels chaque assertion ou chaque
conjecture s'appuie. Je sais que pour les personnes peu initiées à ces
sortes d'études, bien d'autres développements eussent été nécessaires.
Mais je n'ai pas l'habitude de refaire ce qui est fait et bien fait. Pour ne
citer que des livres écrits en français, les personnes qui voudront bien
se procurer les ouvrages suivants:
_Études critiques sur l'Évangile de saint Matthieu_, par M. Albert
Réville, pasteur de l'église wallonne de Rotterdam[1].
_Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique_, par M.
Reuss, professeur à la Faculté de théologie et au séminaire protestant de
Strasbourg[2].
_Des doctrines religieuses des Juifs pendant les deux siècles antérieurs
à l'ère chrétienne_, par M. Michel Nicolas, professeur à la Faculté de
théologie protestante de Montauban[3].
_Vie de Jésus_, par le Dr Strauss, traduite par M. Littré, membre de
l'Institut[4].
_Revue de théologie et de philosophie chrétienne_, publiée sous la
direction de M. Colani, de 1850 à 1857.--_Nouvelle Revue de
théologie_, faisant suite à la précédente, depuis 1858[5].
les personnes, dis-je, qui voudront bien consulter ces excellents
écrits[6], y trouveront expliqués une foule de points sur lesquels j'ai dû
être très-succinct. La critique de détail des textes évangéliques, en
particulier, a été faite par M. Strauss d'une manière qui laisse peu à
désirer. Bien que M. Strauss se soit trompé dans sa théorie sur la

rédaction des évangiles[7], et que son livre ait, selon moi, le tort de se
tenir beaucoup trop sur le terrain théologique et trop peu sur le terrain
historique[8], il est indispensable, pour se rendre compte des motifs qui
m'ont guidé dans une foule de minuties, de suivre la discussion toujours
judicieuse, quoique parfois un peu subtile, du livre si bien traduit par
mon savant confrère, M. Littré.
Je crois n'avoir négligé, en fait de témoignages anciens, aucune source
d'informations. Cinq grandes collections d'écrits, sans parler d'une foule
d'autres données éparses, nous restent sur Jésus et sur le temps où il
vécut, ce sont: 1° les évangiles et en général les écrits du Nouveau
Testament; 2° les compositions dites «Apocryphes de l'Ancien
Testament;» 3° les ouvrages de Philon; 4° ceux de Josèphe; 5° le
Talmud. Les écrits de Philon ont l'inappréciable avantage de nous
montrer les pensées qui fermentaient au temps de Jésus dans les âmes
occupées des grandes questions religieuses. Philon vivait, il est vrai,
dans une tout autre province du judaïsme que Jésus; mais, comme lui, il
était très-dégagé des petitesses qui régnaient à Jérusalem; Philon est
vraiment le frère aîné de Jésus. Il avait soixante-deux ans quand le
prophète de Nazareth
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