Vie de Franklin | Page 7

F.A.M. Mignet
la somme de trente-cinq livres sterling (huit cent quarante francs de France) qui lui était due à Philadelphie. Ce dép?t, qu'il aurait fallu garder intact jusqu'à ce que son possesseur le réclamat, Franklin eut la faiblesse de l'entamer pour venir en aide à ses propres amis. Deux compagnons d'étude et d'incrédulité, spirituels mais oisifs, habiles à argumenter et même à écrire, mais hors d'état de gagner de quoi vivre dans les colonies, féconds en projets, mais dénués d'argent, l'avaient suivi de Boston à Philadelphie: ils se nommaient, l'un Collins, et l'autre Ralph. Ils vécurent à ses dépens, le premier à Philadelphie, le second à Londres, lorsqu'ils s'y rendirent ensemble avant la fin même de cette année. Comme le salaire de ses journées ne suffisait pas, il se servit de la somme dont le recouvrement lui avait été confié. Il avait bien le dessein de la compléter ensuite, mais en aurait-il la puissance? Heureusement pour lui, Vernon ne la redemanda que beaucoup plus tard.
Cette faute, qui tourmenta sa conscience pendant plusieurs années, et qui resta suspendue sur son honnêteté comme une redoutable menace, ne fut point le dernier de ses errata. En arrivant à Philadelphie, la première personne qu'il avait remarquée était une jeune fille à peu près de son age, dont la tournure agréable, l'air doux et rangé, lui avaient inspiré autant de respect que de go?t. Cette jeune fille, qui, six années après, devint sa femme, s'appelait miss Read. Il lui avait fait la cour, et elle éprouvait pour lui l'affection qu'il avait ressentie pour elle. Lorsqu'il fut revenu de Boston, le gouverneur Keith, persistant dans ses bienveillants projets, qui semblaient s'accorder avec les intérêts de la colonie, lui dit: ?Puisque votre père ne veut pas vous établir, je me chargerai de le faire. Donnez-moi un état des choses qu'il faut tirer d'Angleterre, et je les ferai venir: vous me payerez quand vous le pourrez. Je veux avoir ici un bon imprimeur, et je suis s?r que vous réussirez.? Franklin dressa le compte qui lui était demandé. La somme de cent livres sterling (deux mille cinq cents francs) lui parut suffisante à l'acquisition d'une petite imprimerie, qu'il dut aller acheter lui-même en Angleterre, sur l'invitation et avec des lettres du gouverneur.
Avant de partir, il aurait été assez enclin à épouser miss Read. Mais la mère de celle-ci, les trouvant trop jeunes, renvoya sagement le mariage au moment où Franklin reviendrait de Londres et s'établirait comme imprimeur à Philadelphie. Ayant conclu, pour employer ses propres paroles, avec miss Read un échange de douces promesses, il quitta le continent américain, suivi de son ami Ralph. A peine arrivé à Londres, il s'aper?ut que le gouverneur Keith l'avait leurré. Les lettres de recommandation et de crédit qu'il lui avait spontanément offertes, il ne les avait pas envoyées. Par une disposition étrange de caractère, le désir d'être bienveillant le rendait prodigue de promesses, la vanité de se mettre en avant le conduisait à être trompeur. Il offrait sans pouvoir tenir et devenait funeste à ceux auxquels il s'intéressait, sans toutefois vouloir leur nuire.
Franklin, au lieu de devenir ma?tre, se vit réduit à rester ouvrier. Il s'arrêta dix-huit mois à Londres, où il travailla successivement chez les deux plus célèbres imprimeurs, Palmer et Wats. Il y fut re?u d'abord comme pressier, ensuite comme compositeur. Plus sobre, plus laborieux, plus prévoyant que ses camarades, il avait toujours de l'argent; et, quoiqu'il ne b?t que de l'eau, il répondait pour eux auprès du marchand de bière, chez lequel ses camarades buvaient souvent à crédit. ?Ce petit service, dit-il, et la réputation que j'avais d'être un bon plaisant et de savoir manier la raillerie, maintinrent ma prééminence parmi eux. Mon exactitude n'était pas moins agréable au ma?tre, car jamais je ne fêtais saint Lundi, et la promptitude avec laquelle je composais faisait qu'il me chargeait toujours des ouvrages pressés, qui sont ordinairement les mieux payés.? Son ami Ralph était à sa charge. Sur ses économies, il lui avait fait des avances assez considérables. Mais leur liaison n'eut pas une meilleure issue que ne l'avait eue l'amitié de Franklin pour Collins. Celui-ci, devenu dissipé, ivrogne, impérieux, ingrat, avait rompu avec Franklin avant son départ d'Amérique, et alla lui-même mourir aux ?les Barbades, en y élevant le fils d'un riche Hollandais. Ralph, malgré son talent littéraire, fut réduit à s'établir dans un village comme ma?tre d'école. Marié en Amérique, il avait contracté à Londres une liaison intime avec une jeune ouvrière en modes. Franklin visitait celle-ci assez souvent pendant l'absence de Ralph; il lui donnait même ce dont elle avait besoin et ce que son travail ne suffisait point à lui procurer. Mais il prit trop de go?t à sa compagnie et se laissa entra?ner à le lui montrer. Il avait complétement négligé de donner de ses nouvelles à
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