horrible qui s'est attaché à la
génération présente plus qu'à toute autre époque de l'histoire sociale,
avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur; il s'étendait comme
un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà flétri la plus précieuse
faculté de son âge, l'espérance.
À Paris, la solitude l'avait rebuté. Toute préférable à la société qu'elle
lui semblait, il l'avait trouvée, au fond de sa petite chambre d'étudiant,
trop solennelle, trop dangereuse pour des facultés aussi actives que
l'étaient les siennes. Sa santé en avait souffert, et ses bons parents
effrayés l'avaient rappelé auprès d'eux. Il y était depuis un mois, et déjà
son teint avait repris le ton vigoureux de la santé, mais son coeur était
plus agité que jamais. La poésie des champs, à laquelle il était si
sensible, portait jusqu'au délire l'ardeur de ces besoins ignorés qui le
rongeaient. Sa vie de famille, si bienfaisante et si douce dans les
premiers jours, chaque fois qu'il venait en faire l'essai, lui était devenue
déjà plus fastidieuse que de coutume. Il ne se sentait aucun goût pour
Athénaïs. Elle était trop au-dessous des chimères de sa pensée, et l'idée
de se fixer au sein de ces habitudes extravagantes ou triviales dont sa
famille offrait le contraste et l'assemblage lui était odieuse. Son coeur
s'ouvrait bien à la tendresse et à la reconnaissance; mais ces sentiments
étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels. Il ne
pouvait se défendre d'une ironie intérieure, implacable et cruelle, à la
vue de toutes ces petitesses qui l'entouraient, de ce mélange de
parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les moeurs des
parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques,
donnaient le dimanche d'excellent vin à leurs laboureurs; dans la
semaine ils leur reprochaient le filet de vinaigre qu'ils mettaient dans
leur eau. Ils accordaient avec empressement à leur fille un superbe
piano, une toilette en bois de citronnier, des livres richement reliés; ils
la grondaient pour un fagot de trop qu'elle faisait jeter dans l'âtre. Chez
eux, ils se faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le
zèle et l'économie; au dehors, ils s'enflaient avec orgueil, et eussent
regardé comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si
bons, si charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de
sottise, à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus
vains qu'eux.
Voila les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est âpre
et intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l'est envers
elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements
vagues et confus étaient venus jeter quelques éclairs d'espoir sur sa vie.
Louise, madame ou mademoiselle Louise (on l'appelait également de
ces deux noms), était venue s'installer à Grangeneuve depuis environ
trois semaines. D'abord, la différence de leurs âges avait rendu cette
liaison calme et imprévoyante; quelques préventions de Bénédict,
défavorables à Louise qu'il voyait pour la première fois depuis douze
ans, s'étaient effacées dans le charme pur et attachant de son commerce.
Leurs goûts, leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement
rapprochés, et Louise, à la faveur de son âge, de ses malheurs et de ses
vertus, avait pris un ascendant complet sur l'esprit de son jeune ami.
Mais les douceurs de cette intimité furent de courte durée. Bénédict,
toujours prompt à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses
admirations et d'empoisonner ses joies par leur excès, s'imagina qu'il
était amoureux de Louise, qu'elle était la femme selon son coeur, et
qu'il ne pourrait plus vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l'erreur d'un
jour. La froideur avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui
inspira plus de dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l'accusa
intérieurement d'orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par
le souvenir des malheurs de Louise, et s'avoua qu'elle était digne de
respect autant que de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer
auprès d'elle ces impétueuses aspirations d'une âme trop passionnée
pour l'amitié; mais Louise sut le calmer. Elle n'y employa point la
raison qui s'égare en transigeant; son expérience lui apprit à se méfier
de la compassion; elle ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté
fût loin de son âme, elle la fit servir à la guérison de ce jeune homme.
L'émotion que Bénédict avait témoignée le matin, durant leur entretien,
avait été comme sa dernière tentative de révolte. Maintenant il se
repentait de sa folie, et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son
inquiétude toujours croissante, que le moment n'était pas venu pour lui
d'aimer exclusivement quelque chose ou quelqu'un.
Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole:
--Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa
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