Valentine | Page 7

George Sand
avril,
blanchirent les premiers; la senelle rouge, dont les grives sont friandes,
remplace la fleur d'aubépine, et les ronces, toutes chargées des flocons
de laine qu'y ont laissés les brebis en passant, s'empourprent de petites
mûres sauvages d'une agréable saveur.
Bénédict, laissant flotter les guides du paisible coursier, tomba dans
une rêverie profonde. Ce jeune homme était d'un caractère étrange;
ceux qui l'entouraient, faute de pouvoir le comparer à un autre de même
trempe, le considéraient comme absolument hors de la ligne commune.
La plupart le méprisaient comme un être incapable d'exécuter rien
d'utile et de solide; et, s'ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu'ils
faisaient de lui, c'est qu'ils étaient forcés de lui accorder une véritable

bravoure physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche,
la famille Lhéry, simple et bienveillante qu'elle était, n'hésitait pas à
l'élever au premier rang pour l'esprit et le savoir. Aveugles pour ses
défauts, ces braves gens ne voyaient dans leur neveu qu'un jeune
homme trop riche d'imagination et de connaissances pour goûter le
repos de l'esprit. Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n'avait point
acquis ce qu'on appelle une instruction positive. À Paris, tour à tour
possédé de l'amour des arts et des sciences, il ne s'était enrichi d'aucune
spécialité. Il avait travaillé beaucoup; mais il s'était arrêté lorsque la
pratique devenait nécessaire. Il avait senti le dégoût au moment où les
autres recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l'amour de l'étude
finissait là où la nécessité du métier commençait. Les trésors de l'art et
de la science une fois conquis, il ne s'était plus senti la constance
égoïste d'en faire l'application à ses intérêts propres; et, comme il ne
savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé:
«À quoi est-il bon?»
De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage; c'était la
meilleure réponse qu'on pût faire aux envieux qui accusaient les Lhéry
d'avoir laissé corrompre leur coeur autant que leur esprit par les
richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans,
ordinairement si sûr et si droit, avait reçu une rude atteinte au sein de la
prospérité. Ils avaient cessé d'estimer les vertus simples et modestes, et,
après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils avaient tout
fait pour en étouffer le germe chez leurs enfants; mais ils n'avaient pas
cessé de les chérir presque également, et en travaillant à leur perte ils
avaient cru travailler à leur bonheur.
Cette éducation avait assez bien fructifié pour le malheur de l'un et de
l'autre. Athénaïs, comme une cire molle et flexible, avait pris dans un
pensionnat d'Orléans tous les défauts des jeunes provinciales: la vanité,
l'ambition, l'envie, la petitesse. Cependant la bonté du coeur était en
elle comme un héritage sacré transmis par sa mère, et les influences du
dehors n'avaient pu l'étouffer. Il y avait donc beaucoup à espérer pour
elle des leçons de l'expérience et de l'avenir.
Le mal était plus grand chez Bénédict. Au lieu d'engourdir les

sentiments généreux, l'éducation les avait développés outre mesure, et
les avait changés en irritation douloureuse et fébrile. Ce caractère
ardent, cette âme impressionnable, auraient eu besoin d'un ordre d'idées
calmantes, de principes répressifs. Peut-être même que le travail des
champs, la fatigue du corps, eussent avantageusement employé l'excès
de force qui fermentait dans cette organisation énergique. Les lumières
de la civilisation, qui ont développé tant de qualités précieuses, en ont
vicié peut-être autant. C'est un malheur des générations placées entre
celles qui ne savent rien et celles qui sauront assez: elles savent trop.
Lhéry et sa femme ne pouvaient comprendre le malheur de cette
situation. Ils se refusaient à le pressentir, et, n'imaginant pas d'autres
félicités que celles qu'ils pouvaient dispenser, ils se vantaient
naïvement d'avoir la puissance consolatrice des ennuis de Bénédict:
c'était, selon eux, une bonne ferme, une jolie fermière, et une dot de
deux cent mille francs comptants pour entrer en ménage. Mais Bénédict
était insensible à ces flatteries de leur affection. L'argent excitait en lui
ce mépris profond, enthousiaste exagération d'une jeunesse souvent
trop prompte à changer de principes et à plier un genou converti devant
le dieu de l'univers. Bénédict se sentait dévoré d'une ambition secrète;
mais ce n'était pas celle-là: c'était celle de son âge, celle des choses qui
flattent l'amour-propre d'une manière plus noble.
Le but particulier de cette attente vague et pénible, il l'ignorait encore.
Il avait cru deux ou trois fois la reconnaître aux vives fantaisies qui
s'étaient emparées de son imagination. Ces fantaisies s'étaient
évanouies sans lui avoir apporté de jouissances durables. Maintenant il
la sentait toujours comme un mal ennemi renfermé dans son sein, et
jamais elle ne l'avait torturé si cruellement qu'alors qu'il savait moins à
quoi la faire servir. L'ennui, ce mal
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