Valentine | Page 8

George Sand
bons parents effrayés l'avaient rappelé auprès d'eux. Il y était depuis un mois, et déjà son teint avait repris le ton vigoureux de la santé, mais son coeur était plus agité que jamais. La poésie des champs, à laquelle il était si sensible, portait jusqu'au délire l'ardeur de ces besoins ignorés qui le rongeaient. Sa vie de famille, si bienfaisante et si douce dans les premiers jours, chaque fois qu'il venait en faire l'essai, lui était devenue déjà plus fastidieuse que de coutume. Il ne se sentait aucun go?t pour Athéna?s. Elle était trop au-dessous des chimères de sa pensée, et l'idée de se fixer au sein de ces habitudes extravagantes ou triviales dont sa famille offrait le contraste et l'assemblage lui était odieuse. Son coeur s'ouvrait bien à la tendresse et à la reconnaissance; mais ces sentiments étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels. Il ne pouvait se défendre d'une ironie intérieure, implacable et cruelle, à la vue de toutes ces petitesses qui l'entouraient, de ce mélange de parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les moeurs des parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques, donnaient le dimanche d'excellent vin à leurs laboureurs; dans la semaine ils leur reprochaient le filet de vinaigre qu'ils mettaient dans leur eau. Ils accordaient avec empressement à leur fille un superbe piano, une toilette en bois de citronnier, des livres richement reliés; ils la grondaient pour un fagot de trop qu'elle faisait jeter dans l'atre. Chez eux, ils se faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le zèle et l'économie; au dehors, ils s'enflaient avec orgueil, et eussent regardé comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si bons, si charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de sottise, à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus vains qu'eux.
Voila les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est apre et intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l'est envers elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements vagues et confus étaient venus jeter quelques éclairs d'espoir sur sa vie. Louise, madame ou mademoiselle Louise (on l'appelait également de ces deux noms), était venue s'installer à Grangeneuve depuis environ trois semaines. D'abord, la différence de leurs ages avait rendu cette liaison calme et imprévoyante; quelques préventions de Bénédict, défavorables à Louise qu'il voyait pour la première fois depuis douze ans, s'étaient effacées dans le charme pur et attachant de son commerce. Leurs go?ts, leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement rapprochés, et Louise, à la faveur de son age, de ses malheurs et de ses vertus, avait pris un ascendant complet sur l'esprit de son jeune ami. Mais les douceurs de cette intimité furent de courte durée. Bénédict, toujours prompt à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses admirations et d'empoisonner ses joies par leur excès, s'imagina qu'il était amoureux de Louise, qu'elle était la femme selon son coeur, et qu'il ne pourrait plus vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l'erreur d'un jour. La froideur avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui inspira plus de dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l'accusa intérieurement d'orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par le souvenir des malheurs de Louise, et s'avoua qu'elle était digne de respect autant que de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer auprès d'elle ces impétueuses aspirations d'une ame trop passionnée pour l'amitié; mais Louise sut le calmer. Elle n'y employa point la raison qui s'égare en transigeant; son expérience lui apprit à se méfier de la compassion; elle ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté f?t loin de son ame, elle la fit servir à la guérison de ce jeune homme. L'émotion que Bénédict avait témoignée le matin, durant leur entretien, avait été comme sa dernière tentative de révolte. Maintenant il se repentait de sa folie, et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son inquiétude toujours croissante, que le moment n'était pas venu pour lui d'aimer exclusivement quelque chose ou quelqu'un.
Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole:
--Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa fille. Rappelle-toi donc que madame disait l'autre jour devant toi: ?On reconna?t toujours une personne du commun en province à ses pieds et à ses mains.? Elle ne faisait pas attention, la chère dame, que nous pouvions prendre cela pour nous, au moins!
--Je crois bien, au contraire, qu'elle le disait exprès pour nous. Ma pauvre maman, tu connais bien peu madame de Raimbault, si tu penses qu'elle regretterait de nous avoir fait un affront.
--Un affront! reprit madame Lhéry avec aigreur. Elle aurait voulu nous _faire affront!_ Je voudrais bien voir cela! Ah!
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