Valentine | Page 7

George Sand
comme un être incapable d'exécuter rien d'utile et de solide; et, s'ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu'ils faisaient de lui, c'est qu'ils étaient forcés de lui accorder une véritable bravoure physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche, la famille Lhéry, simple et bienveillante qu'elle était, n'hésitait pas à l'élever au premier rang pour l'esprit et le savoir. Aveugles pour ses défauts, ces braves gens ne voyaient dans leur neveu qu'un jeune homme trop riche d'imagination et de connaissances pour go?ter le repos de l'esprit. Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n'avait point acquis ce qu'on appelle une instruction positive. à Paris, tour à tour possédé de l'amour des arts et des sciences, il ne s'était enrichi d'aucune spécialité. Il avait travaillé beaucoup; mais il s'était arrêté lorsque la pratique devenait nécessaire. Il avait senti le dégo?t au moment où les autres recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l'amour de l'étude finissait là où la nécessité du métier commen?ait. Les trésors de l'art et de la science une fois conquis, il ne s'était plus senti la constance égo?ste d'en faire l'application à ses intérêts propres; et, comme il ne savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé: ?à quoi est-il bon??
De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage; c'était la meilleure réponse qu'on p?t faire aux envieux qui accusaient les Lhéry d'avoir laissé corrompre leur coeur autant que leur esprit par les richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans, ordinairement si s?r et si droit, avait re?u une rude atteinte au sein de la prospérité. Ils avaient cessé d'estimer les vertus simples et modestes, et, après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils avaient tout fait pour en étouffer le germe chez leurs enfants; mais ils n'avaient pas cessé de les chérir presque également, et en travaillant à leur perte ils avaient cru travailler à leur bonheur.
Cette éducation avait assez bien fructifié pour le malheur de l'un et de l'autre. Athéna?s, comme une cire molle et flexible, avait pris dans un pensionnat d'Orléans tous les défauts des jeunes provinciales: la vanité, l'ambition, l'envie, la petitesse. Cependant la bonté du coeur était en elle comme un héritage sacré transmis par sa mère, et les influences du dehors n'avaient pu l'étouffer. Il y avait donc beaucoup à espérer pour elle des le?ons de l'expérience et de l'avenir.
Le mal était plus grand chez Bénédict. Au lieu d'engourdir les sentiments généreux, l'éducation les avait développés outre mesure, et les avait changés en irritation douloureuse et fébrile. Ce caractère ardent, cette ame impressionnable, auraient eu besoin d'un ordre d'idées calmantes, de principes répressifs. Peut-être même que le travail des champs, la fatigue du corps, eussent avantageusement employé l'excès de force qui fermentait dans cette organisation énergique. Les lumières de la civilisation, qui ont développé tant de qualités précieuses, en ont vicié peut-être autant. C'est un malheur des générations placées entre celles qui ne savent rien et celles qui sauront assez: elles savent trop.
Lhéry et sa femme ne pouvaient comprendre le malheur de cette situation. Ils se refusaient à le pressentir, et, n'imaginant pas d'autres félicités que celles qu'ils pouvaient dispenser, ils se vantaient na?vement d'avoir la puissance consolatrice des ennuis de Bénédict: c'était, selon eux, une bonne ferme, une jolie fermière, et une dot de deux cent mille francs comptants pour entrer en ménage. Mais Bénédict était insensible à ces flatteries de leur affection. L'argent excitait en lui ce mépris profond, enthousiaste exagération d'une jeunesse souvent trop prompte à changer de principes et à plier un genou converti devant le dieu de l'univers. Bénédict se sentait dévoré d'une ambition secrète; mais ce n'était pas celle-là: c'était celle de son age, celle des choses qui flattent l'amour-propre d'une manière plus noble.
Le but particulier de cette attente vague et pénible, il l'ignorait encore. Il avait cru deux ou trois fois la reconna?tre aux vives fantaisies qui s'étaient emparées de son imagination. Ces fantaisies s'étaient évanouies sans lui avoir apporté de jouissances durables. Maintenant il la sentait toujours comme un mal ennemi renfermé dans son sein, et jamais elle ne l'avait torturé si cruellement qu'alors qu'il savait moins à quoi la faire servir. L'ennui, ce mal horrible qui s'est attaché à la génération présente plus qu'à toute autre époque de l'histoire sociale, avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur; il s'étendait comme un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà flétri la plus précieuse faculté de son age, l'espérance.
à Paris, la solitude l'avait rebuté. Toute préférable à la société qu'elle lui semblait, il l'avait trouvée, au fond de sa petite chambre d'étudiant, trop solennelle, trop dangereuse pour des facultés aussi actives que l'étaient les siennes. Sa santé en avait souffert, et ses
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