Une ville flottante | Page 3

Jules Verne
fonte, les uns accrochés aux longs pistons inclinés sous des angles divers, les autres suspendus aux bielles, ceux-ci ajustant l'excentrique, ceux-là boulonnant, au moyen d'énormes clefs, les coussinets des tourillons. Ce tronc de métal qui descendait lentement par l'écoutille, c'était un nouvel arbre de couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles. De cet ab?me sortait un bruit continu, fait de sons aigres et discordants.
Après avoir jeté un rapide coup d'oeil sur ces travaux d'ajustage, je repris ma promenade et j'arrivai sur l'avant. Là, des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste roufle désigné sous le nom de ?smoking room?, la chambre à fumer, le véritable estaminet de la ville flottante, magnifique café éclairé par quatorze fenêtres, plafonné blanc et or, et lambrissé de panneaux en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite place triangulaire que formait l'avant du pont, j'atteignis l'étrave qui tombait d'aplomb à la surface des eaux.
De ce point extrême, me retournant, j'aper?us dans une déchirure des brumes l'arrière du Great Eastern à une distance de plus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu'on emploie de tels multiples pour en évaluer les dimensions.
Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les roufles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se balan?aient dans les airs et le coup de fouet des manoeuvres que la brise cinglait ?à et là, me dégageant ici des heurts d'une grue volante, et, plus loin, des scories enflammées qu'une forge lan?ait comme un bouquet d'artifice. J'apercevais à peine le sommet des mats, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans le brouillard, auquel les tenders de service et les ?charbonniers? mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille de la machine à roues, je remarquai un ?petit h?tel? qui s'élevait sur ma gauche, puis la longue fa?ade latérale d'un palais surmonté d'une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin j'atteignis l'arrière du steamship, à l'endroit où s'élevait l'échafaudage que j'ai déjà signalé. Là, entre le dernier roufle et le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d'installer une machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de déclics qui me sembla très compliqué. Je n'en compris pas d'abord la destination, mais il me parut qu'ici, comme partout, les préparatifs étaient loin d'être terminés.
Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tant d'aménagements nouveaux à bord du Great Eastern, navire relativement neuf? C'est ce qu'il faut dire en quelques mots.
Après une vingtaine de traversées entre l'Angleterre et l'Amérique, et dont l'une fut marquée par des accidents très graves, l'exploitation du Great Eastern avait été momentanément abandonnée. Cet immense bateau disposé pour le transport des voyageurs ne semblait plus bon à rien et se voyait mis au rebut par la race défiante des passagers d'outre-mer. Lorsque les premières tentatives pour poser le cable sur son plateau télégraphique eurent échoué -- insuccès d? en partie à l'insuffisance des navires qui le transportaient --, les ingénieurs songèrent au Great Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner à son bord ces trois mille quatre cents kilomètres de fil métallique, pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait, grace à sa parfaite indifférence à la mer, dérouler et immerger cet immense grelin. Mais pour arrimer ce cable dans les flancs du navire, il fallut des aménagements particuliers. On fit sauter deux chaudières sur six et une cheminée sur trois appartenant à la machine de l'hélice. à leur place, de vastes récipients furent disposés pour y lover le cable qu'une nappe d'eau préservait des altérations de l'air. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants à la mer sans subir le contact des couches atmosphériques.
L'opération de la pose du cable s'accomplit avec succès, et, le résultat obtenu, le Great Eastern fut relégué de nouveau dans son co?teux abandon. Survint alors l'Exposition universelle de 1867. Une compagnie fran?aise, dite Société des Affréteurs du Great Eastern, à responsabilité limitée, se fonda au capital de deux millions de francs, dans l'intention d'employer le vaste navire au transport des visiteurs transocéaniens. De là, nécessité de réapproprier le steamship à cette destination, nécessité de combler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessité d'agrandir les salons que devaient habiter plusieurs milliers de voyageurs et de construire ces roufles contenant des salles à manger supplémentaires; enfin, aménagement de trois mille lits dans les flancs de la gigantesque coque.
Le Great Eastern fut affrété au prix de vingt-cinq mille francs par mois. Deux contrats furent passés avec G. Forrester & Co. de Liverpool: le premier, au prix de cinq cent trente-huit mille sept cent cinquante francs, pour l'établissement des nouvelles chaudières de l'hélice; le second, au prix de six cent soixante- deux mille cinq cents francs, pour réparations générales et installations
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