Une ville flottante | Page 2

Jules Verne
une sorte d'?lot à demi estompé dans les brumes. Il se présentait par l'avant, ayant évité au flot; mais bient?t le tender prit du tour et le steamship se montra dans toute sa longueur. Il me parut ce qu'il était énorme! Trois ou quatre ?charbonniers?, accostés à ses flancs, lui versaient par ses sabords percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargement de houille. Près du Great Eastern, ces trois-mats ressemblaient à des barques. Leurs cheminées n'atteignaient même pas la première ligne des hublots évidés dans sa coque; leurs barres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois. Le géant aurait pu hisser ces navires sur son portemanteau en guise de chaloupes à vapeur.
Cependant le tender s'approchait; il passa sous l'étrave droite du Great Eastern, dont les cha?nes se tendaient violemment sous la poussée du flot; puis, le rangeant à babord, il stoppa au bas du vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cette position, le pont du tender affleurait seulement la ligne de flottaison du steamship, cette ligne qu'il devait atteindre en pleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.
Cependant les ouvriers débarquaient en hate et gravissaient ces nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du navire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme un touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les roues du Great Eastern.
Vues de c?té, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que la longueur de leurs pales f?t de quatre mètres; mais, de face, elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, la disposition du solide moyeu, point d'appui de tout le système, les étrésillons entrecroisés, destinés à maintenir l'écartement de la triple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demi perdu dans l'ombre des larges tambours qui coiffaient l'appareil, tout cet ensemble frappait l'esprit et évoquait l'idée de quelque puissance farouche et mystérieuse.
Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement boulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en ce moment contre elles! Quels bouillonnements des nappes liquides, quand ce puissant engin les frappait coup sur coup! Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsque le Great Eastern marchait à toute vapeur sous la poussée de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et cent soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix tonneaux et donnant onze tours à la minute!
Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les marches de fer cannelées, et, quelques instants après, je franchissais la coupée du steamship.

II
Le pont n'était encore qu'un immense chantier livré à une armée de travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d'un navire. Plusieurs milliers d'hommes, ouvriers, gens de l'équipage, mécaniciens, officiers, manoeuvres, curieux, se croisaient, se coudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans les machines, ceux-ci courant les roufles, ceux-là éparpillés à travers la mature, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la description. Ici, des grues volantes enlevaient d'énormes pièces de fonte; là, de lourds madriers étaient hissés à l'aide de treuils à vapeur; au-dessus de la chambre des machines se balan?ait un cylindre de fer, véritable tronc de métal; à l'avant, les vergues montaient en gémissant le long des mats de hune; à l'arrière se dressait un échafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction. On batissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignait au milieu d'un incomparable désordre.
Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine Anderson. Le commandant n'était pas encore arrivé, mais un des stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes colis dans une des cabines de l'arrière.
?Mon ami, lui dis-je, le départ du Great Eastern était annoncé pour le 20 mars, mais il est impossible que tous ces préparatifs soient terminés en vingt-quatre heures. Savez-vous à quelle époque nous pourrons quitter Liverpool??
à cet égard, le steward n'était pas plus avancé que moi. Il me laissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cette immense fourmilière, et je commen?ai ma promenade comme e?t fait un touriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire -- cette boue britannique qui se colle aux pavés des villes anglaises -- couvrait le pont du steamship. Des ruisseaux fétides serpentaient ?à et là. On se serait cru dans un des plus mauvais passages d'Upper Thames Street, aux abords du pont de Londres. Je marchai en rasant ces roufles qui s'allongeaient sur l'arrière du navire. Entre eux et les bastingages, de chaque c?té, se dessinaient deux larges rues ou plut?t deux boulevards qu'une foule compacte encombrait. J'arrivai ainsi au centre même du batiment, entre les tambours réunis par un double système de passerelles.
Là s'ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la machine à roues. J'aper?us alors cet admirable engin de locomotion. Une cinquantaine d'ouvriers étaient répartis sur les claires-voies métalliques du bati de
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