d'un train entre deux collines, un sémaphore isolé,
faisant des gestes grimaçants aux navires du large, l'animaient çà et là.
Entre la côte et nous, la mer présentait une nuance d'un vert sale,
comme une plaque irrégulièrement tachée de sulfate de cuivre. Le vent
tendait encore à fraîchir; quelques embruns volaient comme une
poussière; de nombreux bâtiments, bricks ou goélettes, cherchaient à
s'élever de la terre; des steamers passaient en crachant leur fumée noire;
le Great Eastern, bien qu'il ne fût pas encore animé d'une grande
vitesse, les distançait sans peine.
Bientôt nous eûmes connaissance de Queen's-Town, petit port de
relâche devant lequel manoeuvrait une flottille de pêcheurs. C'est là que
tout navire, venant de l'Amérique ou des mers du Sud -- bateau à
vapeur ou bateau à voiles, transatlantique ou bâtiment de commerce --,
jette en passant ses sacs à dépêches. Un express, toujours en pression,
les emporte à Dublin en quelques heures. Là, un paquebot, toujours
fumant, un steamer pur sang, tout en machines, vrai fuseau à roues qui
passe au travers des lames, bateau de course autrement utile que
Gladiateur ou Fille-de- l'Air, prend ces lettres, et, traversant le détroit
avec une vitesse de dix-huit milles à l'heure, il les dépose à Liverpool.
Les dépêches, ainsi entraînées, gagnent un jour sur les plus rapides
transatlantiques.
Vers neuf heures, le Great Eastern remonta d'un quart dans
l'ouest-nord-ouest. Je venais de descendre sur le pont, lorsque je fus
rejoint par le capitaine Mac Elwin. Un de ses amis l'accompagnait, un
homme de six pieds, à barbe blonde, dont les longues moustaches,
perdues au milieu des favoris, laissaient le menton à découvert, suivant
la mode du jour. Ce grand garçon présentait le type de l'officier anglais:
il avait la tête haute, mais sans raideur, le regard assuré, les épaules
dégagées, aisance et liberté dans sa marche, en un mot tous les
symptômes de ce courage si rare qu'on peut appeler le «courage sans
colère». Je ne me trompais pas sur sa profession.
«Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moi capitaine au
22e régiment de l'armée des Indes.»
Ainsi présentés, le capitaine Corsican et moi nous nous saluâmes.
«C'est à peine si nous nous sommes vus hier, mon cher Fabian, dis- je
au capitaine Mac Elwin, dont je serrai la main. Nous étions dans le
coup de feu du départ. Je sais seulement que ce n'est point au hasard
que je dois de vous rencontrer à bord du Great Eastern. J'avoue que si
je suis pour quelque chose dans la décision que vous avez prise...
-- Sans doute, mon cher camarade, me répondit Fabian. Le capitaine
Corsican et moi, nous arrivions à Liverpool avec l'intention de prendre
passage à bord du China, de la ligne Cunard, quand nous apprîmes que
le Great Eastern allait tenter une nouvelle traversée entre l'Angleterre
et l'Amérique: c'était une occasion. J'appris que vous étiez à bord:
c'était un plaisir. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans, depuis
notre beau voyage dans les États scandinaves. Je n'hésitai pas, et voilà
pourquoi le tender nous a déposés hier en votre présence.
-- Mon cher Fabian, répondis-je, je crois que ni le capitaine Corsican ni
vous ne regretterez votre décision. Une traversée de l'Atlantique sur ce
grand bateau ne peut manquer d'être fort intéressante, même pour vous,
si peu marins que vous soyez. Il faut avoir vu cela. Mais parlons de
vous. Votre dernière lettre -- et elle n'a pas six semaines de date --,
portait le timbre de Bombay. J'avais le droit de vous croire encore à
votre régiment.
-- Nous y étions, il y a trois semaines, répondit Fabian. Nous y menions
cette existence moitié militaire, moitié campagnarde des officiers
indiens, pendant laquelle on fait plus de chasses que de razzias. Je vous
présente même le capitaine Archibald comme un grand destructeur de
tigres. C'est la terreur des jungles. Cependant, bien que nous soyons
garçons et sans famille, l'envie nous a pris de laisser un peu de repos à
ces pauvres carnassiers de la péninsule, et de venir respirer quelques
molécules de l'air européen. Nous avons obtenu un congé d'un an, et
aussitôt, par la mer Rouge, par Suez, par la France, nous sommes
arrivés avec la rapidité d'un express dans notre vieille Angleterre.
-- Notre vieille Angleterre! répondit en souriant le capitaine Corsican,
nous n'y sommes déjà plus, Fabian. C'est un navire anglais qui nous
emporte, mais il est affrété par une compagnie française, et il nous
conduit en Amérique. Trois pavillons différents flottent sur notre tête,
et prouvent que nous foulons du pied un sol franco-anglo-américain.
-- Qu'importe! répondit Fabian, dont le front se rida un instant sous une
impression douloureuse, qu'importe, pourvu que notre congé se passe!
Il nous faut du mouvement. C'est la vie. Il est si bon d'oublier le passé,
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