Une ville flottante | Page 8

Jules Verne
uns mouillés, les autres montant ou descendant, n'offrait à
notre steamship que de sinueux passages. Mais, sous la main de son
pilote, sensible aux moindres volontés de son gouvernail, il se glissait
dans les passes étroites, évoluant comme une baleinière sous l'aviron
d'un vigoureux timonier. Un instant, je crus que nous allions aborder un
trois-mâts qui dérivait le travers au courant, et dont le bout- dehors vint
raser la coque du Great Eastern; mais le choc fut évité; et quand, du
haut des roufles, je regardai ce navire qui ne jaugeait pas moins de sept
ou huit cents tonneaux, il m'apparut comme un de ces petits bateaux
que les enfants lancent sur les bassins de Green Park, ou de la
Serpentine River.
Bientôt le Great Eastern se trouva par le travers des cales
d'embarquement de Liverpool. Les quatre canons qui devaient saluer la
ville se turent, par respect pour ces morts que le tender débarquait en ce
moment. Mais des hourras formidables remplacèrent ces détonations
qui sont la dernière expression de la politesse nationale. Aussitôt les
mains de battre, les bras de s'agiter, les mouchoirs de se déployer avec
cet enthousiasme dont les Anglais sont si prodigues au départ de tout
navire, ne fût-ce qu'un simple canot qui va faire une promenade en baie.
Mais comme on répondait à ces saluts! Quels échos ils provoquaient

sur les quais! Des milliers de curieux couvraient les murs de Liverpool
et de Birkenhead. Les boats, chargés de spectateurs, fourmillaient sur la
Mersey. Les marins du Lord Clyde, navire de guerre mouillé devant les
bassins, s'étaient dispersés sur les hautes vergues et saluaient le géant
de leurs acclamations. Du haut des dunettes des vaisseaux ancrés dans
la rivière, les musiques nous envoyaient des harmonies terribles que le
bruit des hourras ne pouvait couvrir. Les pavillons montaient et
descendaient incessamment en l'honneur du Great Eastern. Mais
bientôt les cris commencèrent à s'éteindre dans l'éloignement. Notre
steamship rangea de près le Tripoli, un paquebot de la ligne Cunard,
affecté au transport des émigrants, et qui, malgré sa jauge de deux mille
tonneaux, paraissait n'être qu'une simple barque. Puis, sur les deux
rives, les maisons se firent de plus en plus rares. Les fumées cessèrent
de noircir le paysage. La campagne trancha sur les murs de briques.
Encore quelques longues et uniformes rangées de maisons ouvrières.
Enfin des villas apparurent, et, sur la rive gauche de la Mersey, de la
plate-forme du phare et de l'épaulement du bastion, quelques derniers
hourras nous saluèrent une dernière fois.
À trois heures, le Great Eastern avait franchi les passes de la Mersey,
et il donnait dans le canal Saint-Georges. Le vent du sud- ouest
soufflait en grande brise. Nos pavillons, rigidement tendus, ne faisaient
pas un pli. La mer se gonflait déjà de quelques houles, mais le
steamship ne les ressentait pas.
Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tender forçait
de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le second médecin du
bord. Lorsque le boat eut accosté, on lança une échelle de corde par
laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plus agile que lui,
notre pilote s'affala par le même chemin jusqu'à son canot, qui
l'attendait, et dont chaque rameur était muni d'une ceinture natatoire en
liège. Quelques instants après, il rejoignait une charmante petite
goélette qui l'attendait sous le vent.
La route fut aussitôt reprise. Sous la poussée de ses aubes et de son
hélice, la vitesse du Great Eastern s'accéléra. Malgré le vent debout, il
n'éprouvait ni roulis ni tangage. Bientôt l'ombre couvrit la mer, et la

côte du comté de Galles, marquée par la pointe de Holyhead, se perdit
enfin dans la nuit.

VI
Le lendemain, 27 mars, le Great Eastern prolongeait par tribord la côte
accidentée de l'Irlande. J'avais choisi ma cabine à l'avant sur le premier
rang en abord. C'était une petite chambre, bien éclairée par deux larges
hublots. Une seconde rangée de cabines la séparait du premier salon de
l'avant, de telle sorte que ni le bruit des conversations ni le fracas des
pianos, qui ne manquaient pas à bord, n'y pouvaient parvenir. C'était
une cabane isolée à l'extrémité d'un faubourg. Un canapé, une couchette,
une toilette la meublaient suffisamment. À sept heures du matin, après
avoir traversé les deux premières salles, j'arrivai sur le pont. Quelques
passagers arpentaient déjà les roufles. Un roulis presque insensible
balançait légèrement le steamer. Le vent cependant soufflait en grande
brise, mais la mer, couverte par la côte, ne pouvait se faire. Néanmoins,
j'augurais bien de l'indifférence du Great Eastern.
Arrivé sur la dunette de la smoking room, j'aperçus cette longue
étendue de côte, élégamment profilée, à laquelle son éternelle verdure a
valu d'être nommée «Côte d'Émeraude». Quelques maisons solitaires,
le lacet d'une route de douaniers, un panache de vapeur blanche
marquant le passage
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 55
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.