quai de New-Prince,
on ne pouvait l'apercevoir. Ce fut au premier tournant de la rivière que
j'entrevis sa masse imposante. On eût dit une sorte d'îlot à demi
estompé dans les brumes. Il se présentait par l'avant, ayant évité au flot;
mais bientôt le tender prit du tour et le steamship se montra dans toute
sa longueur. Il me parut ce qu'il était énorme! Trois ou quatre
«charbonniers», accostés à ses flancs, lui versaient par ses sabords
percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargement de houille.
Près du Great Eastern, ces trois-mâts ressemblaient à des barques.
Leurs cheminées n'atteignaient même pas la première ligne des hublots
évidés dans sa coque; leurs barres de perroquet ne dépassaient pas ses
pavois. Le géant aurait pu hisser ces navires sur son portemanteau en
guise de chaloupes à vapeur.
Cependant le tender s'approchait; il passa sous l'étrave droite du Great
Eastern, dont les chaînes se tendaient violemment sous la poussée du
flot; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa au bas du vaste escalier qui
serpentait sur ses flancs. Dans cette position, le pont du tender affleurait
seulement la ligne de flottaison du steamship, cette ligne qu'il devait
atteindre en pleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.
Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient ces
nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du navire.
Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme un touriste qui
regarde un édifice élevé, je contemplais les roues du Great Eastern.
Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que la
longueur de leurs pales fût de quatre mètres; mais, de face, elles avaient
un aspect monumental. Leur élégante armature, la disposition du solide
moyeu, point d'appui de tout le système, les étrésillons entrecroisés,
destinés à maintenir l'écartement de la triple jante, cette auréole de
rayons rouges, ce mécanisme à demi perdu dans l'ombre des larges
tambours qui coiffaient l'appareil, tout cet ensemble frappait l'esprit et
évoquait l'idée de quelque puissance farouche et mystérieuse.
Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement boulonnées,
devaient battre les eaux que le flux brisait en ce moment contre elles!
Quels bouillonnements des nappes liquides, quand ce puissant engin les
frappait coup sur coup! Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne
des tambours, lorsque le Great Eastern marchait à toute vapeur sous la
poussée de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et
cent soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix
tonneaux et donnant onze tours à la minute!
Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les marches
de fer cannelées, et, quelques instants après, je franchissais la coupée
du steamship.
II
Le pont n'était encore qu'un immense chantier livré à une armée de
travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d'un navire. Plusieurs
milliers d'hommes, ouvriers, gens de l'équipage, mécaniciens, officiers,
manoeuvres, curieux, se croisaient, se coudoyaient sans se gêner, les
uns sur le pont, les autres dans les machines, ceux-ci courant les roufles,
ceux-là éparpillés à travers la mâture, tous dans un pêle-mêle qui
échappe à la description. Ici, des grues volantes enlevaient d'énormes
pièces de fonte; là, de lourds madriers étaient hissés à l'aide de treuils à
vapeur; au-dessus de la chambre des machines se balançait un cylindre
de fer, véritable tronc de métal; à l'avant, les vergues montaient en
gémissant le long des mâts de hune; à l'arrière se dressait un
échafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction. On
bâtissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignait au milieu
d'un incomparable désordre.
Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine
Anderson. Le commandant n'était pas encore arrivé, mais un des
stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes colis dans
une des cabines de l'arrière.
«Mon ami, lui dis-je, le départ du Great Eastern était annoncé pour le
20 mars, mais il est impossible que tous ces préparatifs soient terminés
en vingt-quatre heures. Savez-vous à quelle époque nous pourrons
quitter Liverpool?»
À cet égard, le steward n'était pas plus avancé que moi. Il me laissa seul.
Je résolus alors de visiter tous les trous de cette immense fourmilière, et
je commençai ma promenade comme eût fait un touriste dans quelque
ville inconnue. Une boue noire -- cette boue britannique qui se colle
aux pavés des villes anglaises -- couvrait le pont du steamship. Des
ruisseaux fétides serpentaient çà et là. On se serait cru dans un des plus
mauvais passages d'Upper Thames Street, aux abords du pont de
Londres. Je marchai en rasant ces roufles qui s'allongeaient sur l'arrière
du navire. Entre eux et les bastingages, de chaque côté, se dessinaient
deux larges rues ou plutôt deux boulevards qu'une foule compacte
encombrait. J'arrivai ainsi au centre même du bâtiment, entre les
tambours réunis par un double système de passerelles.
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