Une politique europèenne : la France, la Russie, lAllemagne et la guerre au Transvaal | Page 4

Etienne Grosclaude
voisine à la pléthore, fendillement du Canada, tuméfaction de l'Australie par l'effet de cette chaleur du sang qui fait éclater les vaisseaux de l'Afrique du Sud. Cette efflorescence est due aux capiteuses doctrines, dont les premières gouttes furent distillées par lord Beaconsfield et que M. Chamberlain répand à flots depuis quelques années; c'est à lui qu'il faut s'en prendre si la nation anglaise, à l'exception de quelques têtes solides, est enivrée par le suc fermenté de l'herbe guerrière qui lui a fait perdre la notion des réalités on même temps que le sentiment des devoirs. Quand et comment cela va-t-il finir? Il n'y a rien de tel pour dégriser les gens ivres que de voir couler leur sang. C'est le douloureux spectacle offert en ce moment à la nation anglaise. Elle s'en trouvera bien; l'avertissement et la saignée seront profitables à sa nature apoplectique, congestionnée chaque jour davantage par la satisfaction abusive d'un ?besoin de prendre? que ne limite plus aucune considération de respect humain.
Il faut souhaiter pour l'Angleterre et pour le genre humain que cette intoxication ne se prolonge pas et que la cervelle britannique soit bient?t débarrassée des manifestations délirantes de ce ?jingo?sme? qui met à l'unisson avec les élucubrations des chansonnettistes de café-concert les inspirations d'un admirable écrivain comme Rudyard Kipling et les vers du poète lauréat qu'est M. Alfred Austin: la ?Chevauchée de Jameson?, la rengaine patriotique d'Hamilton, dont le refrain ?Bas les pattes, Allemagne!? fit fureur au lendemain du télégramme de Guillaume II, l'hymne en vogue à l'Alhambra, et la dernière pensée de l'auteur du Jungle Book, tout cela se ressemble et s'assemble, et se confond dans une déconcertante fraternité des genres littéraires: Shakespeare lui-même se trouve emmené de gré ou de force dans la cohue impérialiste, à la représentation de King John, où, sous les yeux de M. Chamberlain, un public en folie salue d'applaudissements frénétiques ou de furieux grognements les passages dans lesquels il trouve place à des allusions aux choses du présent. ?Ainsi, quand on a entendu ces vers:
Stand back, lord Salisbury, stand back, I say! By heaven! I think my sword as sharp as yours? (Arrière, Salisbury, arrière, te dis-je! Par Dieu, mon épée n'est-elle pas aussi tranchante que la tienne?)
on a fortement grogné?, nous dit le correspondant d'un grand journal parisien.
Cette citation est utile, en ce qu'elle fait comprendre l'attitude du Salisbury contemporain aux observateurs superficiels que trouble la désinvolture avec laquelle un homme d'état de ce sang-froid et de cette tenue s'est laissé gagner à la main par le fougueux attelage qu'on le croyait de force à maintenir. On s'explique parfaitement qu'emporté dans ce galop infernal, sur la pente d'une inclination de l'opinion publique aussi accentuée, un homme de l'age du marquis de Salisbury ne se soit pas senti assez vigoureux pour bouter en douceur le char de l'état contre la borne d'un véto souverain, ni assez ingambe pour sauter à terre, et qu'il ait rendu la main. Au bout du fossé l'on verra si ce fut de la prudence.
Il est également, vraisemblable que M. Chamberlain lui-même a été entra?né par ce mouvement populaire fort au delà du but qu'il cherchait à atteindre, et avec une vitesse dont il n'est pas sans éprouver les inconvénients. C'est un destin auquel se trouvent constamment exposés les agitateurs publics.
?Il y a des hommes que la popularité devance, presque sans qu'ils l'aient cherchée, que l'opinion prend par la main, pour ainsi dire, auxquels elle commande des crimes en vue d'un programme qu'elle leur impose... Le criminel en pareil cas, c'est la foule, vraie lady Macbeth, qui, dès qu'elle a choisi son favori, l'enivre de ce mot magique: Tu seras roi!
Dans quelle mesure ces lignes de Renan s'appliquent-elles à M. Chamberlain et quelle est la part du dessein conscient dans le génie malfaisant de ce politicien qu'une ambition implacable a élevé progressivement de la manufacture des souliers à la fabrication des écrous, et du collège électoral de Birmingham jusqu'à la plus haute situation politique du Royaume-Uni,--qui est peut-être à la veille de trouver en lui son Crispi?
C'est une question qu'il serait intéressant de poser, par exemple, à M. Stead, l'ancien Directeur du Pall Mail Gazette, l'éditeur actuel de la Review of Reviews, qui a sondé les arcanes psychologiques du héros de l'impérialisme et en a rapporté dans sa retentissante brochure: Avons-nous une raison? de singulières révélations sur la mobilité d'un esprit politique qualifiant jadis de ?
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