Une politique europèenne : la France, la Russie, lAllemagne et la guerre au Transvaal | Page 3

Etienne Grosclaude
cette nature; il présente notamment l'avantage d'unir les intérêts sans lier les parties, qui conservent toute leur liberté d'action en dehors de l'objet spécial pour lequel est constitué le syndicat. Il n'a pas les exigences étroites de l'association, ni ses promiscuités; on a des intérêts communs, mais cela n'engage à rien pour les relations personnelles, et les porteurs de parts ne sont aucunement tenus de se saluer quand ils se rencontrent.
C'est un avantage à considérer lorsqu'il s'agit d'un règlement de comptes comme celui que l'Europe peut avoir à effectuer d'un moment à l'autre, et qui serait singulièrement facilité par une association temporaire, dans laquelle seraient totalisés les crédits individuels des divers participants sans qu'il en résultat pour eux l'obligation de se faire des politesses.
Laissant de c?té pour quelques heures les ressentiments ineffa?ables et réservant tous leurs droits sur le grave litige élevé entre elles il y a trente ans, la France et l'Allemagne peuvent-elles décemment entrer dans un syndicat de ce genre, en vue de sauvegarder des intérêts communs qu'il leur est impossible de soutenir isolément et dont la réalisation se trouverait compromise par de plus amples délais?
Telle est la question. Pour la résoudre, le premier point à examiner, c'est si leurs intérêts dans cette affaire sont d'un poids suffisant pour contrebalancer le dommage sentimental que nous infligerait un tel rapprochement? Est-il avéré que l'expansion britannique constitue pour le genre humain un péril, dont nous aurons à supporter le premier choc, et si pressant qu'il nous faille imposer silence momentanément à notre profonde rancune pour marcher à c?té de l'ennemi d'hier, et peut-être de demain, contre l'ennemi de toujours?
Les intérêts de cet associé de circonstance sont-ils, d'autre part, assez puissants pour le déterminer à une communauté de raison,--non du sentiment,--sans aucune garantie de notre part contre les revendications qui nous tiennent au coeur?
Ce syndicat, dont la gestion serait, je suppose, confiée tout d'abord à la Russie, en vue de réduire les froissements au minimum, disposerait-il de moyens assez puissants pour trancher au profit commun le grand partage mondial, on mettant l'adversaire dans l'impossibilité de se tailler la part du lion britannique, et assez continus pour assurer à chacun la jouissance pacifique des possessions équitablement réparties?
Quels seront ses moyens d'action? Sur quels points devront-ils agir? et dans quelle forme? Sera-ce, comme il est désirable, dans un débat correct autour d'un tapis vert, sans qu'on en soit réduit à descendre sur le pré, et fera-t-on enfin cesser le bruit assourdissant des coups de canon de l'Afrique du Sud pour permettre aux intéressés européens d'échanger des observations dans ces formes courtoises que sont toujours enclins à observer entre eux des hommes armés jusqu'aux dents? Voilà de formidables problèmes qu'il serait urgent de résoudre et qu'il est intéressant d'examiner en parvenant à ce carrefour historique, devant lequel sont en passe d'hésiter indéfiniment nos diplomates de bureau, comparables à Hercule seulement par une indécision qui, en se prolongeant davantage, les assimilerait plus justement au quadrupède philosophique de Buridan.

I
Une caricature, dont la légende est passée en proverbe, constate que, du temps de Gavarni, les Anglais se considéraient déjà comme chez eux partout où l'eau était salée; ils ont depuis cette époque pris go?t à l'eau douce et, après avoir planté leur pavillon le long de toutes les c?tes hospitalières et sur toutes les ?les en bonne place, ils se sont mis à remonter les fleuves, accaparant les grandes vallées l'une après l'autre, portant leur effort principal en Chine, sur le Yang-Tsé-Kiang, le Ménam et le Mékong, et en Afrique, sur le Nil et le Niger, tout en empiétant le plus possible sur le Zambèse et en recherchant toutes les occasions de s'immiscer dans le Congo. On va jusqu'à prétendre que leur influence remonte tel fleuve d'Europe jusqu'au niveau du quai d'Orsay; qu'elle atteint même, depuis quelques mois, sur la rive opposée jusqu'au Pavillon de Flore.
Pour parler statistiquement, l'empire britannique couvre aujourd'hui plus d'un sixième de la terre habitée. L'expansion phagédénique de son impérialisme dévorera tout le reste, s'il ne lui est opposé une médication radicale et prompte.
Enfantée par Cromwell et con?ue dans l'Acte de navigation,--alimentée par les fautes de Louis XIV, provoquant les nations à des guerres inutiles, où la France et la Hollande s'épuisèrent l'une contre l'autre au seul profit de leur rivale,--grandie en s'incorporant la substance de nos grandes entreprises coloniales qu'abandonnaient aux Indes et au Canada les politiciens de l'intérieur, la puissance maritime de l'Angleterre a pris toute sa force au moment même où Napoléon lui fut livré par l'Europe, qui perdait ce jour-là son dernier défenseur.
Elle s'étale depuis lors dans un embonpoint, qui revêt, sous la poussée de l'Impérialisme, un inquiétant aspect de turgescence. Voici déjà qu'apparaissent à fleur de peau les sympt?mes d'une couperose que l'esthétique réprouve et que l'hygiène ne saurait tolérer: pénibles démangeaisons du c?té des Indes, où l'anémie
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