Une femme dargent | Page 6

Hector Malot
n'avez pas re?u ses lettres.
--C'est possible; enfin, tu l'as vu pendant cette absence?
--Très souvent, surtout en ces derniers temps, car je vous avoue que j'ai cherché à l'attirer à Nogent, et, grace à sa camaraderie avec Lucien, j'ai réussi; depuis huit jours, il est à la maison et, comme j'ai donné un congé de quinze jours à Lucien, ils restent tous les deux à se promener aux environs, à pêcher, à faire du canotage.
--Je suis enchanté de cela, Robert a tout à gagner avec Lucien, car ton fils est un brave gar?on, il est digne de toi.
La figure de Fourcy s'épanouit, non pour le compliment qui lui était adressé, mais pour celui qui était fait à son fils, dont il était fier; mais ce sourire de bonheur et d'orgueil paternel ne fut qu'un éclair, son front se contracta et son regard s'obscurcit; évidemment il était sous le coup d'une préoccupation pénible.
--Je dois vous expliquer, dit-il, pourquoi j'ai tenu si vivement à attirer Robert dans mon intérieur et à l'y retenir.
--N'est-ce pas tout naturel? ton fils et le mien ont fait leurs classes ensemble, ils sont camarades.
--Cette raison ne m'e?t pas déterminé si je n'en avais pas eu d'autres d'un ordre plus élevé, car, par sa position, son nom, sa fortune, Robert doit vivre dans un autre monde que le n?tre.
--Quelles raisons? Tu m'inquiètes, parle.
Mais, avant de parler, Fourcy chercha un dossier, et, l'ayant trouvé, il prit une feuille de papier dont un des c?tés était occupé par une colonne de chiffres et il la présenta à M. Charlemont:
--Voici le relevé des sommes qui ont été payées depuis trois mois pour le compte de Robert; vous voyez le total.
--Bigre!
--Ce n'est pas seulement le total qui est grave, c'est aussi le détail des sommes payées: Haupois-Daguillon, orfèvre, 5,400 francs; Damain, joaillier, 17,000 francs, et les autres, que vous pouvez voir en suivant; évidemment ce ne sont pas là des dépenses excusables ou tout au moins justifiables chez un jeune nomme de dix-neuf ans.
--D'autant mieux qu'on ne lui conna?t pas de ma?tresse en titre.
--J'ai d? croire cependant qu'il en avait une, car il n'est pas probable qu'il achète des bijoux pour lui-même, et il n'est pas probable non plus que ce soit pour ses dépenses personnelles qu'il ait eu recours aux usuriers et particulièrement à Carbans qui a ruiné tant de jeunes gens: Carbans a d'autant plus facilement prêté qu'il sait que dans deux ans Robert sera mis en possession de son héritage maternel.
--Et que doit-il à Carbans?
--Je n'en sais rien, mais le certain, c'est qu'il est entre les mains de ce coquin; ce sera à voir au moment de le tirer de là; pour le présent, en vous attendant, j'ai fait le possible pour l'arracher à la vie de Paris et l'attirer à Nogent.
--Et tu dis qu'il est resté chez toi?
--Depuis huit jours.
--Sans venir à Paris?
--Sans venir à Paris.
--Voilà vraiment qui ne s'explique que si sa ma?tresse est elle-même absente de Paris en ce moment; car il est évident que c'est cette ma?tresse qui lui fait faire ces dépenses et ces dettes. Maintenant, quelle est cette femme, voilà l'inquiétant. Il est certain que si c'était une femme en vue, une femme de théatre ou une cocotte, on conna?trait leur liaison: une de ces femmes n'a pas Robert Charlemont, unique héritier de la maison Charlemont, pour amant, même en second ou en troisième, sans que cela se sache. S'il en était ainsi, il n'y aurait pas à s'en tourmenter, même quand elle l'entra?nerait à quelque folie, c'est-à-dire à de grosses dépenses; on guérit de cette folie-là ou tout au moins on en change, ce qui est un genre de guérison. Non, ce qui m'inquiète, c'est de penser que la femme que nous cherchons est une femme du monde, ce qu'on appelle une honnête femme. Et ce compte d'argent dépensé par Robert, montre comment elle entend et pratique l'honnêteté.
--C'est impossible.
--Impossible à admettre pour toi, mais non pas impossible dans la réalité; ce genre de femme se rencontre, je ne dis point à chaque pas, mais encore très souvent, crois-en l'expérience d'un homme qui conna?t le monde et la vie; c'est là la femme que je crains, car, avec une nature comme Robert, elle peut exercer une influence désastreuse. Il ne faut pas s'y tromper, Robert est une nature féminine, capable de grandes choses ou de très vilaines choses, selon qu'il sera poussé dans un sens ou dans un autre. Par certains c?tés, il tient de sa mère; mais sa mère a été la meilleure des femmes, la plus tendre et la plus digne; tandis que je ne sais pas ce qu'il sera; il y a en lui des coins sombres et mystérieux qui ne m'ont jamais rien dit de bon. Ah! si j'avais pu m'occuper de son enfance! Mais était-ce possible avec ma vie?
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