Une femme dargent | Page 3

Hector Malot
Fourcy, M. Charlemont ne passait guère qu'une heure par jour dans ses bureaux, et encore restait-il quelquefois des séries de jours, même des semaines, sans s'y montrer, occupé qu'il était ailleurs.
L'age en effet avait glissé sur lui sans modifier en rien ses habitudes, et à soixante ans il était aussi jeune qu'à vingt, à vrai dire même plus jeune, plus brillant encore, plus gai d'humeur, plus fringant d'allure, plus coquet de tenue, plus insouciant de caractère, plus tendre de complexion, plus passionné de tempérament.
La rareté de ses visites faisait qu'elles étaient toujours une sorte de petit événement pour beaucoup de ses employés et que, lorsqu'on entendait son phaéton entrer dans la cour de l'h?tel du faubourg Saint-Honoré au trot rapide des deux chevaux superbes qu'il conduisait lui-même avec autant d'élégance que de correction, plus d'une tête curieuse se levait pour le suivre des yeux et plus d'une réflexion s'engageait, car il y avait toujours quelque histoire à raconter sur son compte à propos de ses chevaux de course qu'il faisait courir avec le plus parfait mépris du public, de fa?on à dérouter bien souvent le ring, ou à le ruiner quelquefois, ou bien à propos de ses ma?tresses, ou bien à propos de ses gains et de ses pertes au jeu.
Et pendant ce temps, il montait le bel escalier de pierre qui du rez-de-chaussée conduisait à son cabinet, marchant allègrement, le chapeau légèrement incliné, la tête haute relevée par une large cravate en satin, les épaules effacées, la poitrine bombée, ne s'arrêtant point, ne ralentissant point le pas pour respirer, laissant flotter derrière lui les pans de sa longue redingote serrée à la taille, se balan?ant légèrement tant?t sur une jambe, tant?t sur l'autre, en faisant résonner les marches de ses bottes vernies prises dans un pantalon à sous-pied;--en tout pour le costume, aussi bien que pour la tenue, la reproduction vivante d'un fashionnable de Gavarni qui aurait vieilli de trente ans, mais bravement, sans artifices, sans cosmétiques, sans bricoles, sans teintures, en homme convaincu qu'un vieillard vaut, un jeune homme, s'il ne vaut pas mieux; ne le savait-il pas bien, ne le lui disait-on pas tous les jours, et des lèvres roses charmantes qu'il ne pouvait pas ne pas croire?
Ce cabinet était celui que son père avait occupé pendant si longtemps et où se trouvait la fameuse copie du Van der Helst, mais bien que rien n'y e?t été changé et que l'ameublement f?t resté le même, il ne ressemblait guère sous le fils à ce qu'il avait été sous le père; plus d'entassement, plus d'encombrement de pièces, de livres, de plans sur les tables, les fauteuils et le tapis; au contraire un ordre parfait qui dans sa froide nudité faisait para?tre immense cette vaste pièce; on sentait que chaque matin le plumeau d'un domestique soigneux pouvait se promener partout sans craindre de rien déranger, puisqu'il n'y avait rien.
Jamais M. Charlemont ne s'asseyait devant son bureau: ?C'est l'instrument qui me fait la plus grande peur avec la guillotine?, disait-il; mais après avoir tiré un cordon de sonnette, il prenait place devant le feu pendant l'hiver, et en été devant une fenêtre ouverte sur le jardin, dans un fauteuil, tout simplement en visiteur; et au gar?on qui répondait vivement à cet appel, il commandait qu'on allat prévenir M. Fourcy qu'il était arrivé.
Celui-ci paraissait aussit?t portant des papiers sur ses bras et suivi d'un commis, son secrétaire, chargé d'autres liasses.
--Bonjour, Jacques, disait M. Charlemont eu lui tendant la main, mais sans se lever, comment vas-tu?
--Très bien, monsieur, je vous remercie, et vous?
--Tu vois.
Et il levait la tête d'un air superbe pour bien se montrer, sachant qu'il n'avait rien à craindre d'un examen en plein jour.
--Assieds-toi donc, disait-il de nouveau.
Et Fourcy s'asseyait, mais non pas dans un fauteuil devant la cheminée ou la fenêtre; pendant qu'ils se serraient la main en échangeant ces quelques mots de politesse affectueuse, le secrétaire avait déposé sur le bureau la charge qu'il portait sur ses bras, et c'était à ce bureau,--celui du vieux, du grand Charlemont,--que Fourcy prenait place, le monceau de papiers, de livres, de portefeuilles devant lui et à portée de la main.
Alors lentement, méthodiquement, en quelques mots clairs et précis, il expliquait ce qu'il y avait de nouveau.
C'était un curieux contraste que celui qu'offraient alors ces deux hommes.
L'un adossé commodément dans son fauteuil, une jambe jetée par-dessus l'autre, la tête inclinée sur l'épaule, tournant ses pouces en écoutant d'un air indifférent comme s'il s'agissait d'affaires qui ne le touchaient pas, ou en tous cas de peu d'importance.
L'autre, penché sur les papiers qu'il feuilletait d'une main attentive, tout à sa besogne corps et ame, comme si sa fortune personnelle était en jeu et qu'une seconde de distraction d?t le compromettre.
Au reste, ces différences dans les attitudes se retrouvaient dans les natures et les caractères
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