dans tous les cas, à réaliser quelque chose de
concret, de positif; mais si notre travail, sans même provoquer une tentative d'exécution
immédiate, fait germer dans l'esprit de quelques hommes d'État l'idée d'une confédération
telle que nous croyons devoir la préconiser, nous estimerons que nos efforts n'ont pas été
perdus.
Les peuples chrétiens d'Orient, au lieu de s'épuiser en luttes vaines pour tâcher de
s'absorber les uns les autres, pourraient en effet, au prix de mutuelles concessions, vivre
en fraternelle intelligence et concourir à une oeuvre commune de rénovation politique et
économique. Il est certain que pour réagir contre l'instinct qui les entraîne vers une
politique d'expansion et de suprématie, pour sacrifier au sentiment d'équité et à l'intérêt
de la pacification une part de leur idéal national, les peuples ont besoin d'un effort sur
eux-mêmes plus grand et plus noble que l'ardeur naturelle qui les pousse à se combattre.
Mais, comme l'a dit, il n'y a pas longtemps, un homme politique français: «L'humanité
serait vraiment maudite si, pour faire preuve de courage, elle était condamnée à tuer
perpétuellement[1].»
[Note 1: J. JAURÈS, «Discours prononcé à la distribution des prix du lycée d'Albi,» 30
juillet 1903.]
* * * * *
CHAPITRE PREMIER
COUP D'OEIL SUR LA SITUATION DE L'EMPIRE OTTOMAN
RIVALITÉS INTERNATIONALES.--IMPUISSANCE DE LA TURQUIE.
--OBSTACLES À L'APPLICATION DES RÉFORMES.
Devant le spectacle des conflits sanglants qui bouleversent à nouveau la péninsule
balkanique et qui sont arrivés à leur paroxysme en 1903, on est unanime à reconnaître
l'impossibilité de relever l'autorité de la Turquie--ce «turban vide» comme disait
Lamartine en 1840--dans les régions européennes encore soumises à sa domination.
Les Turcs se sont établis en Europe à une époque où les peuples orientaux, désunis, en
état de décadence, méritaient de subir un maître; mais un empire fondé par la violence est
fatalement destiné à disparaître le jour où il ne possède plus la force nécessaire pour
primer le droit. Depuis qu'ils furent chassés par Sobiesky de sous les murs de Vienne, les
Turcs ont perdu sans cesse du terrain, et nous assistons à la dernière phase de la lutte, en
Europe, entre la chrétienté et l'islamisme.
La Turquie s'est toujours montrée impuissante à absorber les nationalités chrétiennes
auxquelles elle s'est superposée, et aujourd'hui, l'autorité hamidienne, tour à tour débile et
violente, ne peut plus retenir sous le joug les peuples opprimés depuis des siècles.
C'est en vain que, depuis soixante ans, la Porte a emprunté à la civilisation européenne
quelques-unes de ses lois, quelques-uns de ses procédés administratifs. En 1839, le
hatti-chérif de Gul-Hané, ou _loi du Tanzimat_, décrétait bien en principe l'égalité devant
la loi de tous les sujets de la Porte, sans distinction de religion; mais il ne fut jamais
appliqué et laissa la condition des chrétiens sans amélioration.
En établissant, en 1839 et en 1856, les bases d'un droit public ottoman; en promulguant
successivement des codes et des règlements, la Turquie avait manifesté son intention de
se réformer radicalement; mais les idées libérales et généreuses s'implantent difficilement
dans des esprits d'un conservatisme traditionnel et intransigeant, gardant une conception
arrêtée du rôle de l'État et des moeurs administratives spéciales.
Les vues politiques des Jeunes-Turcs, alors même que ceux-ci auraient toujours des
convictions sincères résistant à l'appât d'une haute fonction ou d'une grasse sinécure, sont
forcément erronées, elles aussi; car toute organisation sociale turque ne saurait être basée
que sur l'islamisme, tandis que le droit civil européen, que voudraient imiter ces
novateurs, découle essentiellement de la doctrine chrétienne.
D'ailleurs, avec le plus évident bon vouloir, avec les concessions les plus étendues, la
contradiction des intérêts en présence et--il faut bien le dire à la décharge de la
responsabilité ottomane--les intrigues perpétuelles des grandes puissances à
Constantinople, ne permettraient pas aux autorités turques l'accomplissement d'un
programme de réformes. Celui-ci leur est demandé avec la conviction qu'elles sont
incapables de l'exécuter et l'espoir que leur impuissance donnera prétexte à intervenir
plus directement.
Depuis le traité de Vienne et dans toutes les négociations qui ont clôturé les phases les
plus importantes de la question d'Orient, (Paix d'Andrinople, 1829; Traité de Paris, 1856;
Traités de San-Stefano et de Berlin, 1878), les diplomates se sont toujours appliqués à
résoudre cette question dans le sens de leurs intérêts respectifs, ne se souciant guère, la
plupart du temps, des légitimes aspirations des peuples au nom desquels ils étaient entrés
en mouvement.
De telle sorte, la question d'Orient a été envisagée comme une affaire de succession
ouverte, d'héritage revendiqué par certaines grandes puissances: on peut dire que,
jusqu'ici, elle a été plutôt une question d'Occident.
Au cours de ces dernières années, la lutte sourde qui dure depuis des siècles s'est
circonscrite plus spécialement entre quatre grandes puissances: l'Allemagne, la Russie,
l'Autriche et l'Italie.
L'Allemagne considère que son domaine colonial est tout à fait insuffisant pour sa force
d'expansion.
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