ame, et, comme je me rends compte que je m'occupe un peu trop de lui, chaque fois que je rencontrais son regard ma timidité augmentait. J'avais beau me dire que je ne suis pas transparente, je ne pus parvenir à me le persuader. Il est certain que je ne vous ai pas fait honneur. M. Douglas, qui était, lui, parfaitement à l'aise, essaya plusieurs fois d'engager la conversation avec moi, et ne réussit pas, comme vous le pensez bien. Mais si je ne parlais pas assez, j'ai la consolation de dire que d'autres parlaient trop. Deux dames s'aventurèrent dans une dissertation sentimentale avec un galant officier. Vous vous imaginez facilement que cette dissertation n'a pas jeté qu'un peu de lumière dans les ab?mes du coeur humain.
J'allais entrer dans ma chambre, quand la brillante Mlle X... me dit avec une satisfaction mal déguisée: "Thérèse, ma chère, comme vous étiez gauche et embarrassée ce soir! Quelle opinion vous allez donner des Canadiennes à ce séduisant étranger!" Soyez fière de moi, après cela. Mais n'importe. Si le feu prend cette nuit à l'h?tel, j'espère que ce sauveur de vieilles veuves paralysées ne me laissera pas br?ler.
(La même à la même.)
Malbaie le 23 juin 186
Chère mère,
J'en veux et j'en voudrai longtemps à ces maussades affaires qui vous retiennent loin de moi. Même je ne suis pas s?re de ne pas vous en vouloir un peu. Aux quatre vents du ciel les obstacles! Croyez-moi, tout est vanité, à part marcher sur la mousse et respirer le satin. Descendez vite. Il me tarde de vous faire les honneurs de la Malbaie. Kamouraska a bien ses agréments. J'ai un faible pour Tadoussac, pour ses souvenirs, pour sa jolie baie, grande comme une coquille, mais la Malbaie ne se compare point.
Cette belle des belles a des contrastes, des surprises, des caprices étranges et charmants. Nulle part je n'ai vu une pareille variété d'aspects et de beautés. Le grandiose, le joli, le pittoresque, le doux, la magnificence sauvage, la grace riante se heurtent, se mêlent délicieusement, harmonieusement, dans ces paysages incomparables.
? mon beau Saint-Laurent! ? mes belles Laurentides! ? mon cher Canada! Excusez ce lyrisme: c'est demain notre fête nationale.
La Malbaie n'a qu'un défaut, l'affluence des étrangers. Si j'étais reine, je me contenterais de cette campagne enchantée pour mon royaume, mais j'en défendrais l'entrée d'abord à toutes celles qui lisent des romans, ensuite à tous ceux qui se croient qualifiés pour gouverner et réformer leur pays. Qu'en dites-vous? Mais en attendant, c'est un bruit, un mouvement, un va-et-vient continuel.
Les étrangers n'ont ici que l'obligation de ne rien faire. Aussi, comme on s'y promène. Tous les jours, pique-niques, parties de plaisir de toutes sortes et bals le soir. Pour moi, je donnerais tous les pique-niques passés, présents et futurs, tous les bals impromptus et préparés, pour un bain de mer.
Je vais tous les matins à la messe, ordinairement par la grève, ce qui est fort agréable. L'église est batie sur le fleuve, à l'embouchure de la rivière Malbaie. C'est un fort beau site. En face, la baie,--cette charmante baie que l'on compare à celle de Naples,--à droite des champs magnifiques, une hauteur richement boisée, où chantent les oiseaux et les brises d'été; à gauche, la rivière, puis le Cap-à-l'Aigle, sauvage et gracieux, et en arrière les montagnes vertes et bleues qui ferment l'horizon. L'église est bien entretenue.
"_Le siècle avait deux ans_" lorsqu'on a commencé à la construire. C'est jeune encore pour une église. Pourtant les hirondelles l'affectionnent, car les nids s'y touchent, et, en levant les yeux, on aper?oit toujours quelque jolie petite tête qui s'avance curieusement au dehors.
Je suppose qu'il faut bien vous parler un peu de M. Douglas. Il est assez probable que je m'occupe de lui plus qu'il ne faudrait; mais, outre que je n'en dis rien, je ne fais en cela que comme tout le monde. Je n'ai dit qu'à Mme L... que M. Douglas est le héros de l'incendie de l'h?tel. Elle m'a conseillé de garder sagement le silence là-dessus. Elle prétend qu'il est assez dangereux sans l'auréole de l'héro?sme.
Vous, mère chérie, vous prétendez que c'est un grand dommage que ce noble jeune homme ne soit pas très laid, ou un peu difforme. Avec votre permission, madame, c'est justement cela qui serait dommage. Chère mère, c'est prudent peut-être, ce que vous dites, mais à coup s?r, ce n'est pas féminin. D'ailleurs, si M. Douglas est de la famille des braves, il n'est pas de celle des galants, et n'accorde d'attention que juste ce qu'il faut pour n'être pas impoli. Il décline toutes les invitations et a l'air de s'être dit comme un poète:
à moi la grève solitaire, La chasse au beau soleil levant, à moi les bois pleins de mystère, La pêche au bord du lac dormant.
Mme H... a déclaré que nous devrions toutes conclure
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