croyais connaître. J'aurais besoin de solitude. La
vie d'hôtel m'ennuie. Il y a de l'autre côté de la baie, au bas du
Cap-à-l'Aigle, une maison dont la situation isolée me plairait beaucoup.
Là rien ne me distrairait de la vue et du bruit de la mer.
"Plein de monstres et de trésors, toujours amer quoique limpide, jamais
si calme qu'un souffle soudain ne le puisse troubler effroyablement;
est-ce l'océan ou le coeur de l'homme?
"Riche et immense, et voulant toujours s'enrichir et s'agrandir, toujours
prompt à franchir ses limites, toujours contraint d'y rentrer, emprisonné
par des grains de sable: est-ce le coeur de l'homme ou l'océan?
"Océan! coeur de l'homme! quand vous avez bien mugi, bien déchiré
les rivages, vous emportez pour butin quelques stériles débris qui se
perdent dans vos abîmes!"
12 juillet.
Enfin, je connais la cause de sa tristesse, et je sais aussi quel est ce
sentiment que je prenais pour une admiration vive.
Pourquoi suis-je restée ici? J'aurais dû le fuir. Maintenant, c'est trop
tard.
Hier nous avons causé intimement. Il m'a parlé de l'ami qu'il a perdu, et
l'indicible joie que j'ai sentie en l'entendant dire qu'il n'avait jamais
aimé que son ami m'a été une révélation. Ô mon Dieu! ayez pitié de
moi. Je le sais, _celui qui n'a pas l'Église pour mère ne peut vous avoir
pour père;_ je le sais, mais il m'est impossible de ne pas l'aimer.
30 juillet.
M. Douglas me parle toujours de son ami, mais avec une sensibilité si
vraie, si profonde, qu'il est impossible de l'entendre sans être touché au
delà de tout ce qu'on peut dire. En l'écoutant, je me rappelle cette parole
de David pleurant son Jonathas: "Je t'aimais comme les femmes
aiment."
Il m'a montré le portrait de son ami et quelques-unes de ses lettres. Je
les ai lues avec un attendrissement profond, et maintenant je comprends
la profondeur de ses regrets. Pourquoi l'amitié, si rare chez les hommes,
l'est-elle encore plus chez les femmes? Deux ans bientôt que Charles de
Kerven est mort. Je pense bien souvent à ce pauvre jeune homme qui
dort là-bas, sur la terre de Bretagne. J'aime à prier pour lui. Il a eu de
grands malheurs, il est mort à la fleur de l'âge, mais il a été
profondément aimé par l'homme le plus noble qui fut jamais.
II
(Fête de Saint Bernard)
Saint Bernard disait à la sainte Vierge: "Je consens à n'entendre jamais
parier de vous, si quelqu'un peut dire qu'il vous a invoquée sans être
secouru." Bon saint! Je veux me rappeler cette parole, chaque fois que
je dirai le _Souvenez-vous_ pour Francis.
Oh! auguste Vierge, ma douce mère, je vous en prie, faites que mon
amour pour lui ne déplaise jamais à vos yeux très purs, et daignez
vous-même l'offrir à Dieu.
Cette après-midi, j'étais sur la grève avec plusieurs amies. On parla du
prochain départ de M. Douglas pour l'Écosse. Je n'y crus pas, et
pourtant quel poids ces paroles me mirent sur le coeur! Si c'était vrai...
s'il devait partir, me disais-je... et ne faudra-t-il pas qu'il parte un jour?
Cette pensée me bouleversait, m'accablait. Comme je me sentais
observée, je pris un prétexte pour m'éloigner. Ne plus jamais l'entendre!
Ne plus jamais le voir!
Ô mon Dieu, quel serait donc le malheur de vous perdre pour jamais;
puisque la seule pensée d'être séparée de lui me faisait si cruellement
souffrir!
Je marchais au hasard sur la grève; tout à coup, apercevant le clocher
qui brillait au soleil, je pensai à celui qui a de la consolation pour toutes
les douleurs, et je me dirigeai vers l'église. Bientôt j'entendis, derrière
moi, ce pas léger que je connais si bien, et, un instant après, M.
Douglas me rejoignit. Est-il vrai que vous partiez bientôt? lui
demandai-je.--Et comment vivrais-je sans vous? me répondit-il
vivement.
Puis troublé, ému, il me dit qu'avec moi il se consolerait de la mort de
son ami... qu'il avait cru sa vie brisée pour jamais, mais que je lui avais
rendu la foi au bonheur. Nous marchâmes ensuite sans échanger une
seule parole. Comme nous montions la petite côte qui conduit de la
grève au chemin public, il me dit à demi-voix: Essuyez vos yeux il ne
faut pas que d'autres que moi voient ces larmes. Oui, c'était vrai, je
pleurais sans m'en apercevoir. Quand nous fûmes à l'église: Je venais
ici, lui dis-je. Lui, m'appelant pour la première fois par mon nom de
baptême, me demanda gravement: Thérèse, pourquoi pleuriez-vous? Je
me sentis rougir, et, ne trouvant rien à répondre, je lui dis: Laissez-moi,
je vais prier pour vous. Il m'ouvrit la porte de l'église.
Ô mon Dieu, quel bonheur de vous prier pour lui, vous, l'arbitre
souverain de son sort éternel! Il n'est pas l'enfant de votre Église, et
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