Un amour vrai | Page 4

Laure Conan
être
grande et triste quand le vent gémit et que la mer se livre à ses
formidables colères! Mais ce matin tout était calme et les goélands
séchaient coquettement leurs plumes sur ces rochers où ils viennent
prophétiser la tempête.
26 juin.
Aujourd'hui j'attendais ma mère, et je suis allée à l'arrivée du bateau,
mais déception. Il n'y avait pour moi qu'une lettre et un bouquet de
roses. Je me suis vite sauvée pour lire ma lettre. Je n'aime pas ces
foules bruyantes où les cochers et les gamins ont la haute note. Elmire
est venue me rejoindre et après m'avoir pris la moitié de mon bouquet,
elle a décidé qu'il fallait explorer la grève en deçà du quai. Nous avons
commencé par escalader les énormes blocs qui sont là, et nous y avons
trouvé une grotte profonde à demi fermée par des bouquets de jeunes
cèdres. Les oiseaux, il me semble, doivent aimer cette grotte le matin,
les jours d'automne surtout, car le soleil levant l'emplit de rayons et y
fait bourdonner sans doute une foule d'insectes. Mais ce soir elle était
pleine d'ombre et de fraîcheur. Nous y sommes restées longtemps.

J'avais sur l'âme une brume de mélancolie. Ma mère viendra demain.
Ce n'est qu'un retard d'un jour, mais cela suffit pour attrister. L'âme a
un ciel si changeant! Pourtant qu'il faisait beau ce soir! J'ai laissé la
grotte avec regret. Pauvre grotte, me disais-je, ce matin elle s'est emplie
de soleil, de chaleur et de vie avant le reste de la nature qui l'entoure, et
la voilà pleine d'ombre pendant que le soleil rayonne encore partout,
sur le Cap-à-l'Aigle, sur le fleuve si beau, sur les clochers lointains qui
scintillent le long de la côte du sud. Et je pensais à une âme qui
m'intéresse et que la tristesse semble envelopper.
Pour moi, jusqu'à présent, la vie a été bien douce. Il est vrai, je n'ai pas
connu ma mère, c'est à peine s'il me reste un souvenir de mon père, et
pourtant j'ai été heureuse, car ma belle-mère m'aime avec une tendresse
plus que maternelle. Mais combien d'âmes ouvertes dans leurs beaux
jours d'enfance à tous les rayons du ciel, plus illuminées peut-être que
les autres, ont vu tout à coup, par une permission de Dieu, la nuit les
envahir de bonne heure!
Hélas! la vie est semblable à la mer; Son flot, parfois caressant sur la
plage, Écume au large et devient plus amer.
30 juin.
M. Douglas est protestant; je m'en doutais, et pourtant il m'a été pénible
de le lui entendre dire.
À la première occasion, ma mère lui a parlé de sa belle conduite à
l'incendie de Philadelphie. Il a rougi comme une jeune fille et nous a
assurées que dans la surexcitation on expose facilement sa vie. Il
prétend que son agilité de montagnard est pour beaucoup dans ce que
nous appelons son héroïsme.
Ma mère ne lui a pas caché comme nous désirions le connaître, comme
nous lui en voulions de s'être dérobé à toutes les recherches. J'étais un
peu confuse, et lui n'était pas à l'aise non plus. Il a souri en entendant
dire que, jusqu'à notre départ de Philadelphie, je m'étais obstinée à
rêver pour lui une ovation populaire. Le sourire a un singulier charme
sur sa bouche sérieuse, c'est dommage qu'il soit si rare. D'où vient la
tristesse qui lui est habituelle. D'abord, j'avais cru que c'était l'ennui de
se trouver au milieu d'étrangers; mais ce n'est pas cela. Il a un grand
chagrin. Malgré son calme, sa réserve anglaise, on ne peut le voir
longtemps sans s'en apercevoir. Pourquoi souffre-t-il? Je suis
condamnée à entendre là-dessus bien des suppositions. Quoi qu'il en

soit, je suis sûre que ce n'est pas une douleur vulgaire qui assombrit ce
noble front. Jusqu'à présent, je ne sais rien de sa vie, si ce n'est qu'il a
perdu ses parents de bonne heure et qu'il n'a ni soeur ni frère.
Il nous a priées de ne rien dire de l'incendie de Philadelphie. Soit, je
n'en dirai rien, mais j'y pense souvent. Noble jeune homme! Quand moi
et tant d'autres ne savions donner que notre impuissante compassion,
lui s'est exposé avec une générosité sublime. Quel parfum un pareil
souvenir doit laisser dans l'âme! Souvent, en le regardant, je me
demande ce qu'il dut éprouver quand il se trouva seul après s'être
dérobé aux applaudissements de la foule. Jamais je ne connaîtrai la joie
du dévouement héroïque, mais je remercie Dieu d'avoir été témoin
d'une action vraiment courageuse, vraiment désintéressée, vraiment
généreuse. L'admiration élève l'âme et satisfait un des plus doux
besoins du coeur.
8 juillet.
Je me sens souvent inquiète et troublée. Où est le calme, la sereine
insouciance de ma jeunesse? Je suis bien différente de moi-même, de
ce pauvre moi que je
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