Trois contes | Page 9

Gustave Flaubert
les rideaux immobiles, moins pâles que
sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu'elle tenait dans ses bras,
poussait des hoquets d'agonie. La supérieure était debout, à droite.
Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le
brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme
Aubain.
Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les
mêmes prières, jetait de l'eau bénite sur les draps, revenait s'asseoir, et
la contemplait. A la fin de la première veille, elle remarqua que la
figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux
s'enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois; et n'eût pas éprouvé un
immense étonnement si Virginie les eût rouverts; pour de pareilles
âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l'enveloppa de son
linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses
cheveux. Ils étaient blonds, et extraordinaires de longueur à son âge.
Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa
poitrine, résolue à ne jamais s'en dessaisir.
Le corps fut ramené à Pont-l'Évêque, suivant les intentions de Mme
Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.
Après la messe, il fallut encore trois quarts d'heure pour atteindre le
cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait. M. Bourais était derrière,
ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de mantes
noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et, n'ayant pu lui rendre
ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l'eût enterré
avec l'autre.
Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.
D'abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir pris

sa fille,--elle qui n'avait jamais fait de mal, et dont la conscience était si
pure! Mais non! elle aurait dû l'emporter dans le Midi. D'autres
docteurs l'auraient sauvée! Elle s'accusait, voulait la rejoindre, criait en
détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout, l'obsédait. Son mari,
costumé comme un matelot, revenait d'un long voyage, et lui disait en
pleurant qu'il avait reçu l'ordre d'emmener Virginie. Alors ils se
concertaient pour découvrir une cachette quelque part.
Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l'heure (elle montrait
l'endroit) le père et la fille lui étaient apparus l'un auprès de l'autre, et
ils ne faisaient rien; ils la regardaient.
Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Félicité la
sermonnait doucement; il fallait se conserver pour son fils, et pour
l'autre, en souvenir «d'elle».
--«Elle?» reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. «Ah! oui!...
oui!... Vous ne l'oubliez pas!» Allusion au cimetière, qu'on lui avait
scrupuleusement défendu.
Félicité tous les jours s'y rendait.
A quatre heures précises, elle passait au bord des maisons, montait la
côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la tombe de Virginie. C'était
une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le bas, et des
chaînes autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes disparaissaient
sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles, renouvelait le
sable, se mettait à genoux pour mieux labourer la terre. Mme Aubain,
quand elle put y venir, en éprouva un soulagement, une espèce de
consolation.
Puis des années s'écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que
le retour des grandes fêtes: Pâques, l'Assomption, la Toussaint. Des
événements intérieurs faisaient une date, où l'on se reportait plus tard.
Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule; en 1827, une
portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L'été de
1828, ce fut à Madame d'offrir le pain bénit; Bourais, vers cette époque,
s'absenta mystérieusement; et les anciennes connaissances peu à peu

s'en allèrent: Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l'oncle
Gremanville, paralysé depuis longtemps.
Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l'Évêque
la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut
nommé: le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique, et qui avait
chez lui, outre sa femme, sa belle-soeur avec trois demoiselles, assez
grandes déjà. On les apercevait sur leur gazon, habillées de blouses
flottantes; elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut
leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu'elles
paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était
seule capable de l'émouvoir, les lettres de son fils.
Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les estaminets.
Elle lui payait ses dettes; il en refaisait d'autres; et les soupirs que
poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre, arrivaient à
Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine.
Elles se promenaient ensemble le long de l'espalier; et causaient
toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en telle
occasion ce qu'elle eût dit probablement.
Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à
deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un
jour
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