Thaïs | Page 7

Anatole France

--J'ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le
souci des hommes.
--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste! C'est
ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne crois pas
en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce monde, si tu
n'espères pas gagner les biens éternels?
--Étranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir trouvé
une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu'à parler exactement, il
n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi honnête ni honteux,
juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni mauvais. C'est l'opinion qui
donne les qualités aux choses comme le sel donne la saveur aux mets.
--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vérité que les
idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton ignorance,

comme un chien fatigué qui dort dans la boue.
--Étranger, il est également vain d'injurier les chiens et les philosophes.
Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous sommes. Nous ne
savons rien.
--O vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques?
Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et
le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d'avec les
ombres de la nuit?
--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me paraît
louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont
diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
l'aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du
soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui pénétrera
leur intime substance? Tu me reproches de nier les apparences, quand
au contraire les apparences sont les seules réalités que je reconnaisse.
Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est inconnue. Je sens
que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni pourquoi. Mon ami, tu
m'entends bien mal. Au reste, il est indifférent d'être entendu d'une
manière ou d'une autre.
--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le désert?
Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi grands et je
pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais c'est afin de
plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle. Et c'est là une fin
raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue d'un grand bien. Il est
insensé au contraire de s'exposer volontairement à d'inutiles fatigues et
à de vaines souffrances. Si je ne croyais pas,--pardonne ce blasphème,
ô Lumière incréée!--si je ne croyais pas à la, vérité de ce que Dieu nous
a enseigné par la voix des prophètes, par l'exemple de son fils, par les
actes des apôtres, par l'autorité des conciles et par le témoignage des
martyrs, si je ne savais pas que les souffrances du corps sont
nécessaires à la santé de l'âme, si j'étais, comme toi, plongé dans
l'ignorance des sacrés mystères, je retournerais tout de suite dans le
siècle, je m'efforcerais d'acquérir des richesses pour vivre dans la
mollesse comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés:
«Venez, mes filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos
vins, vos philtres et vos parfums.» Mais toi, vieillard insensé, tu te
prives de tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu

donnes sans espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux
admirables de nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en
barbouillant un mur, copier le tableau d'un peintre ingénieux. O le plus
stupide des hommes, quelles sont donc tes raisons?
Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
demeurait paisible.
--Mon ami, répondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant
tombée, il s'excusa avec une noble humilité.
--Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la vérité
m'a emporté au delà des justes bornes. Dieu m'est témoin que c'est ton
erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te voir dans les
ténèbres, car je t'aime en Jésus-Christ et le soin de ton salut occupe
mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brûle de les connaître afin
de les réfuter.
Le vieillard répondit avec quiétude:
--Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai donc
mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne
m'intéresses en aucune manière. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
ton infortune et il m'est indifférent que tu penses d'une façon ou d'une
autre. Et comment t'aimerais-je ou te haïrais-je? L'aversion
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 66
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.