Thaïs | Page 6

Anatole France
le nom de Jésus; aussitôt une chauve-souris s'échappa d'une
des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu'il avait chassé le mauvais
esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s'en
accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il la jeta à la face de l'idole.
Alors le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse,
que Paphnuce en fut ému. En vérité, l'expression de douleur
surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché
l'homme le plus insensible. C'est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx:
--O bête, à l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le désert
notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus! et je te bénirai
au nom du Père, du Fils et de l'Esprit.
Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes paupières de
la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèrent péniblement,
comme un écho de la voix de l'homme, le saint nom de Jésus-Christ;
c'est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de
Silsilé.
Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s'étant élargie, il vit les
ruines d'une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés
par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu,
des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un
long regard qui le faisait pâlir. Il marcha ainsi dix-sept jours, mâchant

pour toute nourriture quelques herbes crues et dormant la nuit dans les
palais écroulés, parmi les chats sauvages et les rats de Pharaon,
auxquels venaient se mêler des femmes dont le buste se terminait en
poisson squameux. Mais Paphnuce savait que ces femmes venaient de
l'enfer et il les chassait en faisant le signe de la croix.
Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une
misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable
qu'apporte le vent du désert, il s'en approcha, avec l'espoir que cette
cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n'y avait
point de porte, il aperçut à l'intérieur une cruche, un tas d'oignons et un
lit de feuilles sèches.
--Voilà, se dit-il, le mobilier d'un ascète. Communément les ermites
s'éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l'exemple du
saint solitaire Antoine qui, s'étant rendu auprès de l'ermite Paul,
l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses éternelles
et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un corbeau un pain que
mon hôte m'invitera honnêtement à rompre.
Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la hutte,
cherchant s'il ne découvrirait personne. Il n'avait pas fait cent pas, qu'il
aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la berge du Nil. Cet
homme était nu; sa chevelure comme sa barbe entièrement blanche, et
son corps plus rouge que la brique. Paphnuce ne douta point que ce ne
fût l'ermite. Il le salua par les paroles que les moines ont coutume
d'échanger quand ils se rencontrent.
--Que la paix soit avec toi, mon frère! Puisses-tu goûter un jour le doux
rafraîchissement du Paradis.
L'homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence était causé par un de ces
ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les
mains jointes, à côté de l'inconnu et resta ainsi en prières jusqu'au
coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
bougé, il lui dit:
--Mon père, si tu es sorti de l'extase où je t'ai vu plongé, donne-moi ta
bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.
L'autre lui répondit sans tourner la tête:
--Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce

Seigneur Jésus-Christ.
--Quoi! s'écria Paphnuce. Les prophètes l'ont annoncé; des légions de
martyrs ont confessé son nom; César lui-même l'a adoré et tantôt
encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il
possible que tu ne le connaisses pas?
--Mon ami, répondit l'autre, cela est possible. Ce serait même certain,
s'il y avait quelque certitude au monde.
Paphnuce était surpris et contristé de l'incroyable ignorance de cet
homme.
--Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te serviront de
rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.
Le vieillard répliqua:
--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifférent de vivre ou de
mourir.
--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l'éternité?
Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon des
anachorètes?
--Il paraît.
--Ne vis-tu pas nu et dénué de tout?
--Il paraît.
--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté?
--Il paraît.
--N'as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde?
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