Thaïs | Page 8

Anatole France
qu'il ne put vivre à son c?té sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cette passion se changea bient?t en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en égale aversion. Mais elle aimait un joueur de fl?te et le recevait la nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait d'ordinaire dans les festins. Mes deux frères ayant trouvé cette couronne, jurèrent de tuer le joueur de fl?te et, dès le lendemain, ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières. Ma belle-soeur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison, et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'écume aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfants qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les viandes et tous les fruits des marchés de l'Asie. Il était désespéré de me laisser sa fortune. Je l'employai à voyager. Je visitai l'Italie, la Grèce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni d'heureux. J'étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je fus étourdi du bruit des disputes. Enfin m'étant promené jusque dans l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait là immobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianes couraient autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le joueur de fl?te, mes deux frères et mon père, et je compris que cet Indien était sage. ?Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont privés de ce qu'ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux disparaissent.? C'est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune chose pour avantageuse, de professer l'entier détachement des biens de ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilité, à l'exemple de l'Indien.
Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard.
--Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, n'est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les biens éternels et de s'exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton ignorance, Timoclès, et je vais t'instruire dans la vérité, afin que connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce Dieu comme un enfant à son père.
Mais Timoclès l'interrompant:
--Garde-toi, étranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles à la condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours.
Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grace de Dieu n'était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n'était pas encore venu pour cette ame acharnée à sa perte. Il ne répondit rien, de peur que l'édification tournat en scandale. Car il arrive parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence.
--Adieu donc! dit-il, malheureux Timoclès.
Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.
Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau, qui reflétait leur cou pale et rose. Les saules étendaient au loin sur la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, où, ?a et là, au bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis que des ?les lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient s'échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, la grasse vallée étendait jusqu'au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terre s'exhalait en poussières odorantes. A cette vue, Paphnuce, tombant à genoux,
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