Teverino | Page 9

George Sand
put s'empêcher de rire.
--Est-ce que cela est vrai? lui demanda-t-elle.
--Je crois que M. le curé se trompe, répondit la jeune fille, et que Dieu
voit plus clair que lui dans mon coeur.
Là-dessus elle fit une nouvelle révérence et s'éloigna rapidement, car le
curé, qui avait fini de se dépouiller de ses habits sacerdotaux, paraissait
au fond de la nef.
Interrogé par nos deux voyageurs, le curé jeta un regard sur la
pécheresse qui fuyait, haussa les épaules, et dit d'un ton courroucé:
--Ne faites pas attention à cette vagabonde, c'est une âme perdue.
--Cela est fort étrange, dit Sabina; sa figure n'annonce rien de

semblable.
--Maintenant, dit le curé, je suis aux ordres de Vos Seigneuries.
On remonta en voiture, et après quelques mots de conversation générale,
le curé demanda la permission de lire son bréviaire, et bientôt il fut si
absorbé par cette dévotion, que Léonce et Sabina se retrouvèrent
comme en tête-à-tête. Par égard pour le bonhomme, qui ne paraissait
pas entendre l'anglais, ils causèrent dans cette langue afin de ne lui
point donner de distractions.
--Ce prêtre intolérant, esclave de ses patenôtres, ne nous promet pas
grand plaisir, dit Sabina. Je crois que vous l'avez recruté pour me punir
d'avoir pris un peu d'humeur de la rencontre de la marquise.
--J'ai peut-être eu un motif plus sérieux, répondit Léonce. Vous ne le
devinez pas?
--Nullement.
--Je veux bien vous le dire; mais c'est à condition que vous l'écouterez
très-sérieusement.
--Vous m'inquiétez!
--C'est déjà quelque chose. Sachez donc que j'ai mis ce tiers entre nous
pour me préserver moi-même.
--Et de quoi, s'il vous plaît?
--Du danger caché au fond de toutes les conversations qui roulent sur
l'amour entre jeunes gens.
--Parlez pour vous, Léonce; je ne me suis pas aperçue de ce danger.
Vous m'aviez promis de ne pas laisser l'ennui approcher de moi; je
comptais sur votre parole, j'étais tranquille.
--Vous raillez? C'est trop facile. Vous m'aviez promis plus de gravité.
--Allons, je suis très-grave, grave comme ce curé. Que vouliez-vous
dire?
--Que, seul avec vous, j'aurais pu me sentir ému et perdre ce calme d'où
dépend ma puissance sur vous aujourd'hui. Je fais ici l'office de
magnétiseur pour endormir votre irritation habituelle. Or, vous savez
que la première condition de la puissance magnétique c'est un flegme
absolu, c'est une tension de la volonté vers l'idée de domination
immatérielle; c'est l'absence de toute émotion étrangère au phénomène
de l'influence mystérieuse. Je pouvais me laisser troubler, et arriver à
être dominé par votre regard, par le son de votre voix, par votre fluide
magnétique, en un mot, et alors les rôles eussent été intervertis.

--Est-ce que c'est une déclaration, Léonce? dit Sabina avec une hauteur
ironique.
--Non, Madame; c'est tout le contraire, répondit-il tranquillement.
--Une impertinence, peut-être?
--Nullement. Je suis votre ami depuis longtemps, et un ami sérieux,
vous le savez bien, quoique vous soyez une femme étrange et parfois
injuste. Nous nous sommes connus enfants: notre affection fut toujours
loyale et douce. Vous l'avez cultivée avec franchise, moi avec
dévouement. Peu d'hommes sont autant mes amis que vous, et je ne
recherche la société d'aucun d'eux avec autant d'attrait que la vôtre.
Cependant vous me causez quelquefois une sorte de souffrance
indéfinissable. Ce n'est pas le moment d'en rechercher la cause; c'est un
problème intérieur que je n'ai pas encore cherché à résoudre. Ce qu'il y
a de certain, c'est que je ne suis pas amoureux de vous et que je ne l'ai
jamais été. Sans entrer dans des explications qui auraient peut-être
quelque chose de trop libre après cette déclaration, je pense que vous
comprenez pourquoi je ne veux pas être ému auprès d'une femme aussi
belle que vous, et pourquoi la figure paisible et rebondie qui est là
m'était nécessaire pour m'empêcher de vous trop regarder.
--En voilà bien assez, Léonce, répondit Sabina, qui affectait d'arranger
ses manchettes afin de baisser la tête et de cacher la rougeur qui brûlait
ses joues. C'en est même trop. Il y a quelque chose de blessant pour
moi dans vos pensées.
--Je vous défie de me le prouver.
--Je ne l'essaierai pas. Votre conscience doit vous le dire.
--Nullement. Je ne puis vous donner une plus grande preuve de respect
que de chasser l'amour de mes pensées.
--L'amour! Il est bien loin de votre coeur! Ce que vous croyez devoir
craindre me flatte peu; je ne suis pas une vieille coquette pour m'en
enorgueillir.
--Et pourtant, si c'était l'amour, l'amour du coeur comme vous
l'entendez, vous seriez plus irritée encore.
--Affligée peut-être, parce que je n'y pourrais pas répondre, mais irritée
beaucoup moins que je ne le suis par l'aveu de votre souffrance
_indéfinissable_.
--Soyez franche, mon amie; vous ne seriez même pas affligée; vous
ririez, et ce serait tout.

--Vous m'accusez de coquetterie? vous n'en avez
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