ce qui n'est en réalité que la peur du blame et des railleries de vos pareils.
--Mes pareils sont les v?tres aussi, Léonce; n'avez-vous donc aucun souci de l'opinion? Voudriez-vous que je fisse un choix dont j'eusse à rougir. Ce serait bizarre.
--Ce serait par trop bizarre, et je n'y songe point. Mais une hardiesse d'indépendance plus prononcée me para?trait pour vous une ressource précieuse, et je vois que vous ne l'avez pas. Il n'est plus question ici de choisir dans une sphère ou dans l'autre, je dis seulement qu'en général, quelque choix que vous fassiez, vous serez plus occupée du jugement qu'on en portera autour de vous que des jouissances que vous en retirerez pour votre compte personnel.
--Je n'en crois rien, et ceci passe la limite des vérités dures, Léonce; c'est une taquinerie méchante, un système de malveillantes inculpations.
--Voilà que nous commen?ons à nous quereller, dit Léonce. Tout va bien, si je réussis à vous irriter contre moi; j'aurai au moins écarté l'ennui.
--Si la marquise entendait notre conversation, dit Sabina en reprenant sa gaieté, elle n'y trouverait pas à mordre, je présume?
--Mais comme elle ne l'entend pas et que nous pouvons faire d'autres rencontres, il est bon que nous rompions davantage notre tête-à-tête, et que nous nous entourions de quelques compagnons de voyage.
--Est-ce qu'à votre tour, vous prenez de l'humeur, Léonce?
--Nullement; mais il entre dans mes desseins que vous ayez un chaperon plus respectable que moi; je le vois qui vient à ma rencontre. Le destin l'amène en ce lieu, sinon mon pouvoir magique.
Sur un signe de son ma?tre, le jockey arrêta ses chevaux. Léonce sauta lestement à terre et courut au-devant du curé de Sainte-Apollinaire, qui marchait gravement à l'entrée de son village, un bréviaire à la main.
II.
ADVIENNE QUE POURRA.
--Monsieur le curé, dit Léonce, je suis au désespoir de vous déranger. Je sais que quand le prêtre est interrompu dans la lecture de son bréviaire, il est forcé de le recommencer, f?t-il à l'avant-dernière page. Mais je vois avec plaisir que vous n'en êtes encore qu'à la seconde, et le motif qui m'amène auprès de vous est d'une telle urgence, que je me recommande à votre charité pour excuser mon indiscrétion.
Le curé fit un soupir, ferma son bréviaire, ?ta ses lunettes, et, levant sur Léonce de gros yeux bleus qui ne manquaient pas d'intelligence:
--A qui ai-je l'honneur de parler? dit-il.
--A un jeune homme rempli de sincérité, répondit gravement Léonce, et qui vient vous soumettre un cas fort délicat. Ce matin, j'ai persuadé très-innocemment à une jeune dame, que vous pouvez apercevoir là-bas en voiture découverte, de faire une promenade avec moi dans vos belles montagnes. Nous sommes étrangers tous deux aux usages du pays; nos sentiments l'un pour l'autre sont ceux d'une amitié fraternelle; la dame mérite toute considération et tout respect; mais un scrupule lui est venu en chemin, et j'ai d? m'y soumettre. Elle dit que les habitants de la contrée, à la voir courir seule avec un jeune homme, pourraient gloser sur son compte, et la crainte d'être une cause de scandale est devenue si vive dans son esprit que j'ai regardé comme un coup du ciel l'heureux hasard de votre rencontre. Je me suis donc déterminé à vous demander la faveur de votre société pour une ou deux heures de promenade, ou tout au moins pour la reconduire avec moi à sa demeure. Vous êtes si bon, que vous ne voudrez pas priver une aimable personne d'une partie de plaisir vraiment édifiante, puisqu'il s'agit surtout pour nous de glorifier l'Eternel dans la contemplation de son oeuvre, la belle nature.
--Mais, Monsieur, dit le curé qui montrait un peu de méfiance, et qui regardait attentivement la voiture, vous n'êtes point seul; vous avez avec vous deux autres personnes.
--Ce sont nos domestiques, qu'un sentiment instinctif des convenances nous a engagé à emmener.
--Eh bien, alors, je ne vois pas ce que vous pouvez craindre des méchantes langues. On ne fait point le mal devant des serviteurs.
--La présence des domestiques ne compte pas dans l'esprit des gens du monde.
--C'est par trop de mépris des gens qui sont nos frères.
--Vous parlez dignement, monsieur le curé, et je suis de votre opinion. Mais vous conviendrez que, placés comme les voilà sur le siège de la voiture, on pourrait supposer que je tiens à cette dame des discours trop tendres, que je peux lui prendre et lui baiser la main à la dérobée.
Le curé fit un geste d'effroi, mais c'était pour la forme; son visage ne trahit aucune émotion. Il avait passé l'age où de br?lantes pensées tourmentent le prêtre. Ou bien possible est qu'il ne se f?t pas abstenu toujours au point de ha?r la vie et de condamner le bonheur. Léonce se divertit à voir combien ses prétendus scrupules lui semblaient puérils.
--Si ce n'est que cela, repartit le bonhomme, vous pouvez placer
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