Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes | Page 7

Henri de la Chaume
d'altitude lui permettent de dormir sans inquiétude,
tandis que l'ouragan se déchaîne au large. Les navires de tout tonnage
peuvent à toute heure venir s'amarrer le long de ses quais hospitaliers.
Débarquons donc, si vous y êtes disposé, et montons faire un tour en
ville.
Ces débris de murailles et de fortifications que vous apercevez à
l'entrée du port sont de construction française. Ce sont en effet nos
compatriotes qui ont commencé cette ville aujourd'hui tout à fait
anglaise, ou, pour mieux dire, terre-neuvienne. Et s'il ne reste point de
traces plus nombreuses de leur possession, la cause en est le fameux
incendie qui, il y a environ quarante ans, dévora Saint-Jean tout entier.
Ce terrible événement ne s'est point effacé de la mémoire de ceux qui
l'ont vu, ni de celle de leurs descendants.
Il y a quelque quatre ou cinq mois, des missionnaires lazaristes étaient
venus prêcher une retraite à la cathédrale. À cette occasion, un pauvre
homme s'étant approché du confessionnal:--Depuis combien de temps,
interrogea le Père, ne vous êtes-vous pas confessé?--Depuis le
feu.--Depuis le feu?--Oui: depuis le grand feu.--Combien de temps cela
fait-il à peu près?--Ah bien! trente-cinq ou quarante ans!
Parmi le peuple de Saint-Jean, le «grand feu» est comme le
commencement de l'ère terre-neuvienne.

À la suite de cette catastrophe, une loi fut votée par les Chambres
coloniales ordonnant que les rues principales auraient cinquante pieds
de largeur, et que les maisons seraient construites en briques. La voie la
plus commerçante de la ville, celle qui longe le port, fut en effet
rétablie dans ces conditions. Néanmoins, dans les autres quartiers, la
très-grande majorité des habitations est en bois.
Du reste, cela ne nuirait en rien à l'aspect ni à l'agrément de la ville si,
par ailleurs, elle ne donnait une si large part à la critique. En été, la
moindre pluie transforme les rues en marécages, et le moindre vent
voltigeant dans un rayon de soleil soulève en un instant des trombes de
poussière. Le pavage est chose absolument inconnue. Encore si l'on
pouvait chercher refuge sur les trottoirs!
Gardez-vous-en bien. Ils sont faits de planches couchées les unes
auprès des autres et pour les trois quarts pourries. Aussi, rien de plus
dangereux pour un étranger que de s'y aventurer la nuit. En l'absence de
la lune, la ville est à peine éclairée, et l'on ne sait si l'on ne posera le
pied dans un trou ou si l'on ne buttera contre quelque obstacle imprévu.
En hiver, les rues ne sont jamais déblayées, et, suivant le caprice du
temps, il faut se résigner, pour sortir, à enfoncer dans la neige ou à se
tenir en équilibre sur le sol cuirassé de glace. Connaissez-vous les
Alpes? Imaginez-vous une ville bâtie sur un glacier.
Tout cela vient de l'absence d'une municipalité. Et l'absence d'une
municipalité vient du manque d'argent, et le manque d'argent de ce que
MM. les habitants ne veulent pas payer d'impôts: et MM. les habitants
ne payent pas d'impôts. Il n'y a que sur l'eau que le gouvernement a
réussi à prélever une taxe. Mais sur ce point il faut convenir que rien ne
laisse à désirer: l'eau coulant jour et nuit dans les maisons et sous la
ville, et devenant ainsi une haute garantie de salubrité.
* * *
Que vous dire encore de la physionomie extérieure de la ville? Ses
quelques monuments sont peu remarquables. Jusqu'ici, le plus
vénérable, aussi bien par sa position que par ses proportions et sa

richesse, est la cathédrale catholique, qui n'est d'aucun style bien défini,
quoique toutes ses ouvertures soient à pleins cintres. La cathédrale
protestante-anglicane, dont une partie est encore en voie de
construction, ne sera pas moins vaste que la précédente; mais, malgré
ses fenêtres à ogives, elle sera toujours écrasée par sa rivale dont les
tours s'élèvent, imposantes, sur le point culminant de la colline.
Le palais du Parlement est une grande construction en pierres de taille
avec un fronton grec. Quant au palais du gouvernement, résidence du
gouverneur, ce n'est ni plus ni moins qu'une vaste bâtisse, composée
d'un corps de logis flanqué à droite et à gauche d'un pavillon sans
aucune prétention à aucun style.
Quoi encore? Le beau collége de Saint-Patrick, dirigé par des prêtres;
l'«Athenæum Hall», belles salles de concert et de lecture. Le reste ne
vaut pas la peine d'être nommé.
Vous vous attendez sans doute à ce que je vous parle aussi des quais et
de la belle promenade le long de la mer? Mais, mon cher ami, n'oubliez
donc pas qu'ici tout est fait pour la morue, rien pour les hommes. La rue
la plus rapprochée du havre le longe sans l'apercevoir que par quelques
échappées. La file des habitations et boutiques des commerçants du lieu
l'en sépare. Chaque négociant a ainsi, derrière sa maison, sa
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