Tartarin sur les Alpes | Page 9

Alphonse Daudet
rien de pareil n'émanait du testament, fermé sur
ces paroles d'une divine mansuétude:
«Je prie mes chers alpinistes de ne pas oublier leur président... je veux
qu'ils pardonnent à mon ennemi comme je lui pardonne, et pourtant
c'est bien lui qui a causé ma mort...
Ici, Tartarin fut obligé de s'arrêter, aveuglé d'un grand flot de larmes.
Pendant une minute, il se vit fracassé, en lambeaux, au pied d'une haute
montagne, ramassé dans une brouette et ses restes informes rapportés à
Tarascon. O puissance de l'imagination provençale! il assistait à ses
propres funérailles, entendait les chants noirs, les discours sur sa tombe:
«Pauvre Tartarin, _péchère!_...» Et, perdu dans la foule de ses amis, il
se pleurait lui-même.
Mais, presque aussitôt, la vue de son cabinet plein de soleil, tout
reluisant d'armes et de pipes alignées, la chanson du petit filet d'eau au
milieu du jardin, le remit dans le vrai des choses. Différemment,
pourquoi mourir? pourquoi partir même? Qui l'y obligeait, quel sot
amour-propre? risquer la vie pour un fauteuil présidentiel et pour trois
lettres!...
Ce ne fut qu'une faiblesse, et qui ne dura pas plus que l'autre. Au bout
de cinq minutes, le testament était fini, paraphé, scellé d'un énorme

cachet noir, et le grand homme faisait ses derniers préparatifs de départ.
Une fois encore le Tartarin de garenne avait triomphé du Tartarin de
choux. Et l'on pouvait dire du héros tarasconnais ce qu'il a été dit de
Turenne: «Son corps n'était pas toujours prêt à aller à la bataille, mais
sa volonté l'y menait malgré lui.
Le soir de ce même jour, comme le dernier coup de dix heures sonnait
au jacquemart de la maison de ville, les rues déjà désertes, agrandies, à
peine ça et là un heurtoir retardataire, de grosses voix étranglées de
peur se criant dans le noir: «Bonne nuit, au mouain...» avec une
brusque retombée de porte, un passant se glissait dans la ville éteinte où
rien n'éclairait plus la façade des maisons que les réverbères et les
bocaux teintés de rosé et de vert de la pharmacie Bézuquet se projetant
sur la placette avec la silhouette du pharmacien accoudé à son bureau et
dormant sur le Codex. Un petit acompte qu'il prenait ainsi chaque soir,
de neuf à dix, afin, disait-il, d'être plus frais la nuit si l'on avait besoin
de ses services. Entre nous, c'était là une simple tarasconnade, car on ne
le réveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avait coup
lui-même le cordon de la sonnette de secours.
Subitement, Tartarin entra, chargé de couvertures, un sac de voyage la
main, et si pâle, si décomposé, que le pharmacien, avec cette fougueuse
imagination locale dont l'apothicairerie ne le gardait pas, crut à quelque
aventure effroyable et s'épouvanta: «Malheureux!... qu'y a-t-il?... vous
êtes empoisonné?... Vite, vite, l'ipéca...
Il s'élançait, bousculait ses bocaux. Tartarin, pour l'arrêter fut obligé de
le prendre à bras-le-corps: «Mais écoutez-moi donc, _qué_ diable!» et
dans sa voix grinçait le dépit de l'acteur à qui l'on a fait manquer son
entrée. Le pharmacien une fois immobilisé au comptoir par un poignet
de fer, Tartarin lui dit tout bas:
«Sommes-nous seuls, Bézuquet?
--Bé oui... fit l'autre en regardant autour de lui avec un vague effroi...
Pascalon est couché (Pascalon, c'était son élève), la maman aussi, mais
pourquoi?
--Fermez les volets, commanda Tartarin sans répondre... on pourrait
nous voir du dehors.
Bézuquet obéit en tremblant. Vieux garçon, vivant avec sa mère qu'il
n'avait jamais quittée, il était d'une douceur, d'une timidité de
demoiselle, contrastant étrangement avec son teint basané, ses lèvres

lippues, son grand nez en croc sur une moustache éployée, une tête de
forban algérien d'avant la conquête. Ces antithèses sont fréquentes
Tarascon où les têtes ont trop de caractère, romaines, sarrazines, têtes
d'expression des modèles de dessin, déplacées en des métiers bourgeois
et des moeurs ultra-pacifiques de petite ville.
C'est ainsi qu'Excourbaniès, qui a l'air d'un conquistador compagnon de
Pizarre, vend de la mercerie, roule des yeux flamboyants pour débiter
deux sous de fil, et que Bézuquet, étiquetant la réglisse sanguinède et le
sirupus gummi, ressemble à un vieil écumeur des côtes barbaresques.
Quand les volets furent mis, assurés de boulons de fer et de barres
transversales: «Écoutez, Ferdinand...» dit Tartarin, qui appelait
volontiers les gens par leur prénom; et il se déborda, vida son coeur
gros de rancunes contre l'ingratitude de ses compatriotes, raconta les
basses manoeuvres de la «Jambe de coq», le tour qu'on voulait lui jouer
aux prochaines élections, et la façon dont il comptait parer la botte.
Avant tout, il fallait tenir la chose très secrète, ne la révéler qu'au
moment précis où elle déciderait peut-être du succès, moins qu'un
accident toujours à prévoir, une de ces affreuses catastrophes... «Eh!
coquin de sort, Bézuquet, ne sifflez donc pas comme ça pendant qu'on
parle.
C'était un des
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 62
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.