Tartarin sur les Alpes | Page 4

Alphonse Daudet
et une jolie chanson do son pays lui revenant
aux lèvres, l'homme du Midi se mit à fredonner tranquillement:
_O coumtesso gènto, Estelo dou Nord Qué la neu argento, Qu'Amour
friso en or._[*]
[*] «Gentille comtesse,--Lumière du Nord,--Que la neige
argente,--Qu'Amour frise en or.» (Frédéric MISTRAL.)
Toute la table se retourna; on crut qu'il devenait fou. Il rougit, se tint
coi dans son assiette, n'en sortit plus que pour repousser violemment un

des compotiers sacrés qu'on lui passait:
«Des pruneaux, encore!... Jamais de la vie!
C'en était trop.
Il se fit un grand mouvement de chaises. L'académicien, lord
Chipendale (?), le professeur de Bonn et quelques autres notabilités du
parti se levaient, quittaient la salle pour protester.
Les «Riz» presque aussitôt suivirent, en le voyant repousser le second
compotier aussi vivement que l'autre.
Ni Riz ni Pruneau!... Quoi alors?...
Tous se retirèrent; et c'était glacial ce défilé silencieux de nez tombants,
de coins de bouche abaissés et dédaigneux, devant le malheureux qui
resta seul dans l'immense salle à manger flamboyante, en train de faire
une trempette à la mode de son pays, courbé sous le dédain universel.
Mes amis, ne méprisons personne. Le mépris est la ressource des
parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque o s'abrite la
nullité, quelquefois la gredinerie, et qui dispense d'esprit, de jugement,
de bonté. Tous les bossus sont méprisants; tous les nez tors se froncent
et dédaignent quand ils rencontrent un nez droit.
Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques années dépassé la
quarantaine, ce «palier du quatrième» où l'homme trouve et ramasse la
clef magique qui ouvre la vie jusqu'au fond, en montre la monotone et
décevante enfilade, connaissant en outre sa valeur, l'importance de sa
mission et du grand nom qu'il portait, l'opinion de ces gens-là ne
l'occupait guère. Il n'aurait eu d'ailleurs qu'à se nommer, à crier: «C'est
moi...» pour changer en respects aplatis toutes ces lippes hautaines;
mais l'incognito l'amusait.
Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, s'ouvrir, se
répandre, serrer des mains, s'appuyer familièrement à une épaule,
appeler les gens par leurs prénoms. Voilà ce qui l'oppressait au
Rigi-Kulm.
Oh! surtout, ne pas parler.
«J'en aurai la pépie, bien sûr...» se disait le pauvre diable, errant dans
l'hôtel, ne sachant que devenir.
Il entra au café, vaste et désert comme un temple en semaine, appela le
garçon «mon bon ami», commanda «un moka sans sucre, _qué!_» Et le
garçon ne demandant pas: «Pourquoi sans sucre?» l'Alpiniste ajouta
vivement: «C'est une habitude que j'ai prise en Algérie, du temps de

mes grandes chasses.
Il allait les raconter, mais l'autre avait fui sur ses escarpins de fantôme
pour courir à lord Chipendale affalé de son long sur un divan et criant
d'une voix morne: «Tchimppègne! tchimppègne!» Le bouchon fit son
bruit bête de noce de commande, puis on n'entendit plus rien que les
rafales du vent dans la monumentale cheminée et le cliquetis
frissonnant de la neige sur les vitres.
Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tous les journaux en main, ces
centaines de têtes penchées autour des longues tables vertes, sous les
réflecteurs. De temps en temps une bâillée, une toux, le froissement
d'une feuille déployée, et, planant sur ce calme de salle d'étude, debout
et immobiles, le dos au poêle, solennels tous les deux et sentant
pareillement le moisi, les deux pontifes de l'histoire officielle,
Schwanthaler et Astier-Réhu, qu'une fatalité singulière avait mis en
présence au sommet du Rigi, depuis trente ans qu'ils s'injuriaient, se
déchiraient dans des notes explicatives, s'appelaient «Schwanthaler
l'âne bâté, vir ineptissimus Astier-Réhu».
Vous pensez l'accueil que reçut le bienveillant Alpiniste approchant
une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu. Du
haut de ces doux cariatides tomba subitement sur lui un de ces courants
froids, dont il avait si grand'peur; il se leva, arpenta la salle autant par
contenance que pour se réchauffer, ouvrit la bibliothèque. Quelques
romans anglais y traînaient, mêlés à de lourdes bibles et à des volumes
dépareillés du Club Alpin Suisse; il en prit un, l'emportait pour le lire
au lit, mais dut le laisser à la porte, le règlement ne permettant pas
qu'on promenât la bibliothèque dans les chambres.
Alors, continuant à errer, il entr'ouvrit la porte du billard, où le ténor
italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de manchettes pour
leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux jeunes gens auxquels
elle lisait une lettre. A l'entrée de l'Alpiniste elle s'interrompit, et l'un
des jeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik,
d'homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisants et
plats, rejoignant la barbe inculte. Il fit deux pas vers le nouveau venu,
le regarda comme on provoque, et si férocement que le bon Alpiniste
sans demander
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