Tartarin sur les Alpes | Page 3

Alphonse Daudet

telles que le grand historien Astier-Réhu, de l'Académie française, le
baron de Stoltz, vieux diplomate austro-hongrois, lord Chipendale (?),
un membre du Jockey-Club avec sa nièce (hum! hum!), l'illustre
docteur-professeur Schwanthaler, de l'Université de Bonn, un général
péruvien et ses huit demoiselles.
A quoi les Riz ne pouvaient guère opposer comme grandes vedettes
qu'un sénateur belge et sa famille, Mme Schwanthaler, la femme du
professeur, et un ténor italien retour de Russie, étalant sur la nappe des
boutons de manchettes larges comme des soucoupes.
C'est ce double courant opposé qui faisait sans doute la gêne et la
raideur de la table. Comment expliquer autrement le silence de ces six
cents personnes, gourmées, renfrognées, méfiantes, et le souverain
mépris qu'elles semblaient affecter les unes pour les autres? Un
observateur superficiel aurait pu l'attribuer à la stupide morgue
anglo-saxonne qui, maintenant, par tous pays donne le ton du monde

voyageur.
Mais non! Des êtres à face humaine n'arrivent pas à se haïr ainsi
première vue, à se dédaigner du nez, de la bouche et des yeux faute de
présentation préalable. Il doit y avoir autre chose.
Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avez l'explication du morne
silence pesant sur ce dîner du Rigi-Kulm qui, vu le nombre et la variété
internationale des convives, aurait dû être animé, tumultueux, comme
on se figure les repas au pied de la tour de Babel.
L'Alpiniste entra, un peu troublé devant ce réfectoire de chartreux en
pénitence sous le flamboiement des lustres, toussa bruyamment sans
que personne prît garde à lui, s'assit a son rang de dernier venu, au bout
de la salle. Défublé maintenant, c'était un touriste comme un autre,
mais d'aspect plus aimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et
touffue, le nez majestueux, d'épais sourcils féroces sur un regard bon
enfant.
Riz ou Pruneau? on ne savait encore.
A peine installé, il s'agita avec inquiétude, puis quittant sa place d'un
bond effrayé: «_Outre!_...un courant d'air!...» dit-il tout haut, et il
s'élança vers une chaise libre, rabattue au milieu de la table.
Il fut arrêté par une Suissesse de service, du canton d'Uri, celle-là,
chaînettes d'argent et guimpe blanche:
«Monsieur, c'est retenu...
Alors, de la table, une jeune fille dont il ne voyait que la chevelure en
blonds relevés sur des blancheurs de neige vierge dit sans se retourner,
avec un accent d'étrangère:
«Cette place est libre... mon frère est malade, il ne descend pas.
--Malade? demanda l'Alpiniste en s'asseyant, l'air empressé, presque
affectueux... Malade? Pas dangereusement au moins?
Il prononçait «au mouain», et le mot revenait dans toutes ses phrases
avec quelques autres vocables parasites «hé, qué, té, zou, vé, vaï, allons,
et autrement, différemment», qui soulignaient encore son accent
méridional, déplaisant sans doute pour la jeune blonde, car elle ne
répondit que par un regard glacé, d'un bleu noir, d'un bleu d'abîme.
Le voisin de droite n'avait rien d'encourageant non plus; c'était le ténor
italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des
moustaches de matamore qu'il frisait d'un doigt furibond, depuis qu'on
l'avait séparé de sa jolie voisine.

Mais le bon Alpiniste avait l'habitude de parler en mangeant, il lui
fallait cela pour sa santé.
«_Vé_! Les jolis boutons... se dit-il tout haut à lui-même en guignant
les manchettes de l'Italien... Ces notes de musique, incrustées dans le
jaspe, c'est d'un effet charmain...
Sa voix cuivrée sonnait dans le silence sans y trouver le moindre écho.
«Sûr que monsieur est chanteur, _qué?_
--Non capisco...» grogna l'Italien dans ses moustaches.
Pendant un moment l'homme se résigna à dévorer sans rien dire, mais
les morceaux l'étouffaient. Enfin, comme son vis-à-vis le diplomate
austro-hongrois essayait d'atteindre le moutardier du bout de ses
vieilles petites mains grelottantes, enveloppées de mitaines, il le lui
passa obligeamment: «A votre service, monsieur le baron...» car il
venait de l'entendre appeler ainsi.
Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgré l'air finaud et spirituel
contracté dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis
longtemps ses mots et ses idées, et voyageait dans la montagne
spécialement pour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage
inconnu, les referma sans rien dire. Il en eût fallu dix, anciens
diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun la
formule d'un remerciement.
A ce nouvel insuccès, l'Alpiniste fit une moue terrible, et la brusque
façon dont il s'empara de la bouteille aurait pu faire croire qu'il allait
achever de fendre, avec, la tête fêlée du vieux diplomate. Pas plus!
C'était pour offrir à boire à sa voisine, qui ne l'entendit pas, perdue dans
une causerie à mi-voix, d'un gazouillis étranger doux et vif, avec deux
jeunes gens assis tout près d'elle. Elle se penchait, s'animait. On voyait
des petits frisons briller dans la lumière contre une oreille menue,
transparente et toute rose... Polonaise, Russe, Norvégienne?... mais du
Nord bien certainement;
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