Tarass Boulba | Page 3

Nikolai Vassilievitch Gogol
plaintive et les larmes aux yeux la vieille bonne mère. Les pauvres petits n'auront pas le temps de se divertir et de faire connaissance avec la maison paternelle. Et moi, je n'aurai pas le temps de les regarder à m'en rassasier.
-- Cesse de hurler, vieille; un Cosaque n'est pas fait pour s'avachir avec les femmes. N'est-ce pas? tu les aurais cachés tous les deux sous ta jupe, pour les couver comme une poule ses oeufs. Allons, marche. Mets-nous vite sur la table tout ce que tu as à manger. Il ne nous faut pas de gateaux au miel, ni toutes sortes de petites fricassées. Donne-nous un mouton entier ou toute une chèvre; apporte-nous de l'hydromel de quarante ans; et donne-nous de l'eau-de-vie, beaucoup d'eau-de-vie; pas de cette eau-de-vie avec toutes sortes d'ingrédients, des raisins secs et autres vilenies; mais de l'eau-de-vie toute pure, qui pétille et mousse comme une enragée.
Boulba conduisit ses fils dans sa chambre, d'où sortirent à leur rencontre deux belles servantes, toutes chargées de monistes[2]. était-ce parce qu'elles s'effrayaient de l'arrivée de leurs jeunes seigneurs, qui ne faisaient grace à personne? était-ce pour ne pas déroger aux pudiques habitudes des femmes? à leur vue, elles se sauvèrent en poussant de grands cris, et longtemps encore après, elles se cachèrent le visage avec leurs manches. La chambre était meublée dans le go?t de ce temps, dont le souvenir n'est conservé que par les douma[3] et les chansons populaires, que récitaient autrefois, dans l'Ukraine, les vieillards à longue barbe, en s'accompagnant de la bandoura[4], au milieu d'une foule qui faisait cercle autour d'eux; dans le go?t de ce temps rude et guerrier, qui vit les premières luttes soutenues par l'Ukraine contre l'union[5]. Tout y respirait la propreté. Le plancher et les murs étaient revêtus d'une couche de terre glaise luisante et peinte. Des sabres, des fouets (naga?kas), des filets d'oiseleur et de pêcheur, des arquebuses, une corne curieusement travaillée servant de poire à poudre, une bride chamarrée de lames d'or, des entraves parsemées de petits clous d'argent, étaient suspendus autour de la chambre. Les fenêtres, fort petites, portaient des vitres rondes et ternes, comme on n'en voit plus aujourd'hui que dans les vieilles églises; on ne pouvait regarder au dehors qu'en soulevant un petit chassis mobile. Les baies de ces fenêtres et des portes étaient peintes en rouge. Dans les coins, sur des dressoirs, se trouvaient des cruches d'argile, des bouteilles en verre de couleur sombre, des coupes d'argent ciselé, d'autres petites coupes dorées, de différentes mains-d'oeuvre, vénitiennes, florentines, turques, circassiennes, arrivées par diverses voies aux mains de Boulba, ce qui était assez commun dans ces temps d'entreprises guerrières. Des bancs de bois, revêtus d'écorce brune de bouleau, faisaient le tour entier de la chambre. Une immense table était dressée sous les saintes images, dans un des angles antérieurs. Un haut et large poêle, divisé en une foule de compartiments, et couvert de briques vernissées, bariolées, remplissait l'angle opposé. Tout cela était très connu de nos deux jeunes gens, qui venaient chaque année passer les vacances à la maison; je dis venaient, et venaient à pied, car ils n'avaient pas encore de chevaux, la coutume ne permettant point aux écoliers d'aller à cheval. Ils étaient encore à l'age où les longues touffes du sommet de leur crane pouvaient être tirées impunément par tout Cosaque armé. Ce n'est qu'à leur sortie du séminaire que Boulba leur avait envoyé deux jeunes étalons pour faire le voyage.
à l'occasion du retour de ses fils, Boulba fit rassembler tous les centeniers de son polk[6] qui n'étaient pas absents; et quand deux d'entre eux se furent rendus à son invitation, avec le ?ésaoul[7] Dmitri Tovkatch, son vieux camarade, il leur présenta ses fils en disant:
-- Voyez un peu quels gaillards! je les enverrai bient?t à la setch.
Les visiteurs félicitèrent et Boulba et les deux jeunes gens, en leur assurant qu'ils feraient fort bien, et qu’il n'y avait pas de meilleure école pour la jeunesse que le zaporojié.
-- Allons, seigneurs et frères, dit Tarass, asseyez-vous chacun où il lui plaira. Et vous, mes fils, avant tout, buvons un verre d'eau-de-vie. Que Dieu nous bénisse! à votre santé, mes fils! à la tienne, Ostap (Eustache)! à la tienne, Andry (André)! Dieu veuille que vous ayez toujours de bonnes chances à la guerre, que vous battiez les pa?ens et les Tatars! et si les Polonais commencent quelque chose contre notre sainte religion, les Polonais aussi! Voyons, donne ton verre. L'eau-de-vie est-elle bonne? Comment se nomme l'eau-de-vie en latin? Quels sots étaient ces Latins! ils ne savaient même pas qu'il y e?t de l'eau-de-vie au monde. Comment donc s'appelait celui qui a écrit des vers latins? Je ne suis pas trop savant; j'ai oublié son nom. Ne s'appelait-il pas Horace?
-- Voyez-vous le sournois, se dit tout bas le fils
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