Sur la pierre blanche | Page 2

Anatole France
commerce et les tribunaux civils; la curie, ce conseil municipal qui devint l'administrateur de l'univers; les prisons dont les souterrains exhalaient une puanteur redoutée; les temples, les autels, premières nécessités pour les Italiens qui ont toujours quelque chose à demander aux puissances célestes.
?C'est là enfin que s'accomplirent durant tant de siècles les actes vulgaires ou singuliers, presque toujours insipides, souvent odieux ou ridicules, quelquefois généreux, dont l'ensemble constitue la vie auguste d'un peuple.
--Qu'est-ce qu'on voit, au milieu de la place, devant les bases honoraires? demanda M. Goubin qui, armé de son lorgnon, remarquait une nouveauté dans l'antique Forum et voulait être renseigné.
Joséphin Leclerc lui répondit obligeamment que c'étaient les fondations du colosse de Domitien nouvellement mises au jour.
Puis il désigna du doigt, l'un après l'autre, les monuments découverts par Giacomo Boni durant cinq années de fouilles fructueuses: la fontaine et le puits de Juturna, sous le mont Palatin; l'autel élevé sur le b?cher de César et dont le soubassement s'étendait à leurs pieds, en face des Rostres; la stèle archa?que et le tombeau légendaire de Romulus, que recouvre la pierre noire du Comice; et le ?lac? de Curtius.
Le soleil, descendu derrière le Capitole, frappait de ses dernières flèches l'arc triomphal de Titus sur la haute Vélia. Le ciel, où nageait à l'occident la lune blanche, restait bleu comme au milieu du jour. Une ombre égale, tranquille et claire emplissait le Forum silencieux. Les terrassiers bronzés piochaient ce champ de pierres, tandis que, poursuivant le travail des vieux rois, leurs camarades tournaient la roue d'un puits pour tirer l'eau qui mouille encore le lit où dormait, aux jours du pieux Numa, le Vélabre ceint de roseaux.
Ils accomplissaient leur tache avec ordre et vigilance. Hippolyte Dufresne, qui depuis plusieurs mois les voyait assidus à l'ouvrage, intelligents et prompts à accomplir les ordres re?us, demanda au directeur des fouilles comment il obtenait de ses ouvriers un si bon service.
--En vivant comme eux, répondit Giacomo Boni. Je remue avec eux la terre, je les avertis de ce que nous cherchons ensemble, je leur fais sentir la beauté de notre oeuvre commune. Ils s'intéressent à des travaux dont ils sentent confusément la grandeur. Je les ai vus pales d'enthousiasme quand ils découvrirent le tombeau de Romulus. Je suis leur compagnon de chaque jour et, si l'un d'eux tombe malade, je vais m'asseoir auprès de son lit. Je compte sur eux comme ils comptent sur moi. Voilà comment j'ai des ouvriers fidèles.
--Boni, mon cher Boni, s'écria Joséphin Leclerc, vous savez si j'admire vos travaux et si je suis ému de vos belles découvertes, et pourtant je regrette, permettez-moi de vous le dire, le temps où les troupeaux paissaient sur le Forum enseveli. Un boeuf blanc au large front planté de cornes évasées ruminait dans le champ désert; un patre sommeillait au pied d'une haute colonne qui sortait des herbes. Et l'on songeait: C'est ici que fut agité le sort du monde. Depuis qu'il a cessé d'être le Campo Vaccino, le Forum est perdu pour les poètes et pour les amoureux.
Jean Boilly représenta combien ces fouilles, pratiquées avec méthode, contribuaient à la connaissance du passé. Et, la conversation s'étant engagée sur la philosophie de l'histoire romaine:
--Les Latins, dit-il, étaient raisonnables jusque dans leur religion. Ils connurent des dieux bornés, vulgaires, mais pleins de bon sens et parfois magnanimes. Que l'on compare ce Panthéon romain, composé de militaires, de magistrats, de vierges et de matrones, aux diableries peintes sur les parois des tombeaux étrusques, et l'on verra face à face la raison et la folie. Les scènes infernales tracées dans les chambres funéraires de Corneto représentent les monstres de l'ignorance et de la peur. Elles nous apparaissent aussi grotesques que le Jugement dernier d'Orcagna, à Sainte-Marie-Nouvelle de Florence, et que l'enfer dantesque du Campo Santo de Pise, tandis que le Panthéon latin présente constamment l'image d'une société bien organisée. Les dieux des Romains étaient comme eux laborieux et bons citoyens. C'étaient des dieux utiles; chacun avait sa fonction. Les nymphes elles-mêmes occupaient des emplois civils et politiques.
?Rappelez-vous Juturna, dont nous avons vu tant de fois l'autel au pied du Palatin. Elle ne semblait pas destinée par sa naissance, ses aventures et ses malheurs à tenir un emploi régulier dans la ville de Romulus. C'était une Rutule indignée. Aimée de Jupiter, elle avait re?u du dieu l'immortalité. Quand le roi Turnus fut tué par énée, sur l'ordre des Destins, ne pouvant mourir avec son frère, elle se jeta dans le Tibre pour fuir du moins la lumière. Longtemps, les patres du Latium contèrent l'aventure de la nymphe vivante et plaintive au fond du fleuve. Et plus tard, les villageois de la Rome rustique, qui se penchaient, la nuit, sur la berge, crurent la voir, à la clarté de la lune, dans ses voiles glauques, sous les roseaux. Eh bien!
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