petits dieux domestiques, protecteurs du foyer, de
l'étable et du jardin. Tout ce qu'il faut à des citoyens pour vivre se
trouvait réuni sur cette place. Le marché et les magasins, les basiliques,
c'est-à-dire les bourses de commerce et les tribunaux civils; la curie, ce
conseil municipal qui devint l'administrateur de l'univers; les prisons
dont les souterrains exhalaient une puanteur redoutée; les temples, les
autels, premières nécessités pour les Italiens qui ont toujours quelque
chose à demander aux puissances célestes.
»C'est là enfin que s'accomplirent durant tant de siècles les actes
vulgaires ou singuliers, presque toujours insipides, souvent odieux ou
ridicules, quelquefois généreux, dont l'ensemble constitue la vie
auguste d'un peuple.
--Qu'est-ce qu'on voit, au milieu de la place, devant les bases
honoraires? demanda M. Goubin qui, armé de son lorgnon, remarquait
une nouveauté dans l'antique Forum et voulait être renseigné.
Joséphin Leclerc lui répondit obligeamment que c'étaient les fondations
du colosse de Domitien nouvellement mises au jour.
Puis il désigna du doigt, l'un après l'autre, les monuments découverts
par Giacomo Boni durant cinq années de fouilles fructueuses: la
fontaine et le puits de Juturna, sous le mont Palatin; l'autel élevé sur le
bûcher de César et dont le soubassement s'étendait à leurs pieds, en
face des Rostres; la stèle archaïque et le tombeau légendaire de
Romulus, que recouvre la pierre noire du Comice; et le «lac» de
Curtius.
Le soleil, descendu derrière le Capitole, frappait de ses dernières
flèches l'arc triomphal de Titus sur la haute Vélia. Le ciel, où nageait à
l'occident la lune blanche, restait bleu comme au milieu du jour. Une
ombre égale, tranquille et claire emplissait le Forum silencieux. Les
terrassiers bronzés piochaient ce champ de pierres, tandis que,
poursuivant le travail des vieux rois, leurs camarades tournaient la roue
d'un puits pour tirer l'eau qui mouille encore le lit où dormait, aux jours
du pieux Numa, le Vélabre ceint de roseaux.
Ils accomplissaient leur tâche avec ordre et vigilance. Hippolyte
Dufresne, qui depuis plusieurs mois les voyait assidus à l'ouvrage,
intelligents et prompts à accomplir les ordres reçus, demanda au
directeur des fouilles comment il obtenait de ses ouvriers un si bon
service.
--En vivant comme eux, répondit Giacomo Boni. Je remue avec eux la
terre, je les avertis de ce que nous cherchons ensemble, je leur fais
sentir la beauté de notre oeuvre commune. Ils s'intéressent à des
travaux dont ils sentent confusément la grandeur. Je les ai vus pâles
d'enthousiasme quand ils découvrirent le tombeau de Romulus. Je suis
leur compagnon de chaque jour et, si l'un d'eux tombe malade, je vais
m'asseoir auprès de son lit. Je compte sur eux comme ils comptent sur
moi. Voilà comment j'ai des ouvriers fidèles.
--Boni, mon cher Boni, s'écria Joséphin Leclerc, vous savez si j'admire
vos travaux et si je suis ému de vos belles découvertes, et pourtant je
regrette, permettez-moi de vous le dire, le temps où les troupeaux
paissaient sur le Forum enseveli. Un boeuf blanc au large front planté
de cornes évasées ruminait dans le champ désert; un pâtre sommeillait
au pied d'une haute colonne qui sortait des herbes. Et l'on songeait:
C'est ici que fut agité le sort du monde. Depuis qu'il a cessé d'être le
Campo Vaccino, le Forum est perdu pour les poètes et pour les
amoureux.
Jean Boilly représenta combien ces fouilles, pratiquées avec méthode,
contribuaient à la connaissance du passé. Et, la conversation s'étant
engagée sur la philosophie de l'histoire romaine:
--Les Latins, dit-il, étaient raisonnables jusque dans leur religion. Ils
connurent des dieux bornés, vulgaires, mais pleins de bon sens et
parfois magnanimes. Que l'on compare ce Panthéon romain, composé
de militaires, de magistrats, de vierges et de matrones, aux diableries
peintes sur les parois des tombeaux étrusques, et l'on verra face à face
la raison et la folie. Les scènes infernales tracées dans les chambres
funéraires de Corneto représentent les monstres de l'ignorance et de la
peur. Elles nous apparaissent aussi grotesques que le Jugement dernier
d'Orcagna, à Sainte-Marie-Nouvelle de Florence, et que l'enfer
dantesque du Campo Santo de Pise, tandis que le Panthéon latin
présente constamment l'image d'une société bien organisée. Les dieux
des Romains étaient comme eux laborieux et bons citoyens. C'étaient
des dieux utiles; chacun avait sa fonction. Les nymphes elles-mêmes
occupaient des emplois civils et politiques.
»Rappelez-vous Juturna, dont nous avons vu tant de fois l'autel au pied
du Palatin. Elle ne semblait pas destinée par sa naissance, ses aventures
et ses malheurs à tenir un emploi régulier dans la ville de Romulus.
C'était une Rutule indignée. Aimée de Jupiter, elle avait reçu du dieu
l'immortalité. Quand le roi Turnus fut tué par Énée, sur l'ordre des
Destins, ne pouvant mourir avec son frère, elle se jeta dans le Tibre
pour fuir du moins la lumière. Longtemps, les pâtres du Latium
contèrent
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