Supplement au Voyage de Bougainville | Page 9

Denis Diderot
quoi ce droit serait-il fondé ? Ne
vois-tu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni
sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend,
qu'on garde, qu'on échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se
plaigne, avec la chose qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ;
qui a liberté, volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un
moment ; se donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui
souffre ; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on
oublie son caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la
loi générale des êtres. Rien, en effet, te paraît-il plus insensé qu'un
précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande
une constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du
mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ;
qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même
individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à la face
d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent
ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui
se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? Crois-moi, vous avez rendu la
condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je ne sais ce que c'est
que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il n'ait point parlé à nos
pères, et je souhaite qu'il ne parle point à nos enfants ; car il pourrait
par hasard leur dire les mêmes sottises, et ils feraient peut-être celle de
les croire. Hier, en soupant, tu nous as entretenus de magistrats et de
prêtres ; je ne sais quels sont ces personnages que tu appelles magistrats
et prêtres, dont l'autorité règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils
maîtres du bien et du mal ? Peuvent-ils faire que ce qui est juste soit
injuste, et que ce qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le
bien à des actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ?
Tu ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, ni
bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à ton
grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ; et, d'un
moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de conduite. Un
jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois maîtres : tue, et tu serais
obligé, en conscience, de tuer ; un autre jour : vole ; et tu serais tenu de
voler ; ou : ne mange pas de ce fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te
défends ce légume ou cet animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a

point de bonté qu'on ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne
pût t'ordonner. Et où en serais-tu réduit, si tes trois maîtres, peu
d'accord entre eux, s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te
défendre la même chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors,
pour plaire au prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ;
pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand
ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que tu
renonces à la nature. Et sais-tu ce qui en arrivera ? c'est que tu les
mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni
pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec toutes les sortes
d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté par ton coeur ;
persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux, comme je te vis hier
au soir, lorsque je te présentai mes filles, et que tu t'écriais : Mais ma
religion ! mais mon état ! Veux-tu savoir, en tout temps et en tout lieu,
ce qui est bon et mauvais ? Attache-toi à la nature des choses et des
actions ; à tes rapports avec ton semblable ; à l'influence de ta conduite
sur ton utilité particulière et le bien général. Tu es en délire, si tu crois
qu'il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse
ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que
le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu
ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les
malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et par
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