Supplement au Voyage de Bougainville | Page 8

Denis Diderot
ciel. Thia, la plus
jeune, embrassait ses genoux et lui disait : Étranger, n'afflige pas mon
père, n'afflige pas ma mère, ne m'afflige pas ! Honore-moi dans la
cabane et parmi les miens ; élève-moi au rang de mes soeurs qui se
moquent de moi. Astô l'aînée a déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en
a deux, et Thia n'en a point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute
pas ! rends-moi mère ; fais-moi un enfant que je puisse un jour
promener par la main, à côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf
mois attaché à mon sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de
ma dot, lorsque je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je
serai peut-être plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si
tu m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute ma
vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous le
prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce rivage,
mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu sois arrivé
dans ton pays.
Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait sur
ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle pleurait ; que

son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il resta seul avec elle,
et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon état, il se trouva le
lendemain couché à côté de cette jeune fille, qui l'accablait de caresses,
et qui invitait son père, sa mère et ses soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent
de leur lit le matin, à joindre leur reconnaissance à la sienne. Asto et
Palli, qui s'étaient éloignées, rentrèrent avec les mets du pays, des
boissons et des fruits, elles embrassaient leur soeur et faisaient des
voeux sur elle. Ils déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré
seul avec l'aumônier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et
je te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot
religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ?
L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit : Qui est-ce qui a fait
ta cabane et les ustensiles qui la meublent ?
OROU. C'est moi.
L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il
renferme est l'ouvrage d'un ouvrier.
OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ?
L'AUMONIER. Non.
OROU. Où fait-il sa demeure ?
L'AUMÔNIER. Partout.
OROU. Ici même !
L'AUMÔNIER. Ici.
OROU. Nous ne l'avons jamais vu.
L'AUMÔNIER. On ne le voit pas.
OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a du
moins l'âge de son ouvrage.

L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres ; il leur a
donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être honoré ;
il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur en a défendu
d'autres, comme mauvaises.
OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme
mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi
donc a-t-il fait deux sexes ?
L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après
certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme
appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme appartient
à un homme, et n'appartient qu'à lui.
OROU. Pour toute leur vie ?
L'AUMONIER. Pour toute leur vie.
OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre
que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme...
mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui déplaît, il
sait les en empêcher.
L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de
Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la loi du
pays ; et ils commettent un crime.
OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le
permettais, je te dirais mon avis.
L'AUMONIER. Parle.
OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature,
contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout
moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et sans
outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure aujourd'hui
et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas
obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. Contraires à la nature,

parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la
propriété d'un être semblable à lui. Sur
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