Supplement au Voyage de Bougainville | Page 9

Denis Diderot
et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on ne p?t t'interdire?; point de méchanceté qu'on ne p?t t'ordonner. Et où en serais-tu réduit, si tes trois ma?tres, peu d'accord entre eux, s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même chose, comme je pense qu'il arrive souvent?? Alors, pour plaire au prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat?; pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand ouvrier?; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que tu renonces à la nature. Et sais-tu ce qui en arrivera?? c'est que tu les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni pieux?; que tu ne seras rien?; que tu seras mal avec toutes les sortes d'autorité?; mal avec toi-même?; méchant, tourmenté par ton coeur?; persécuté par tes ma?tres insensés?; et malheureux, comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et que tu t'écriais?: Mais ma religion?! mais mon état?! Veux-tu savoir, en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais?? Attache-toi à la nature des choses et des actions?; à tes rapports avec ton semblable?; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu ordonneras le contraire?; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le chatiment et par les remords?; tu dépraveras les consciences?; tu corrompras les esprits?; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi sincèrement?; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un jeune homme?; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur permission, avec une jeune fille??
L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais.
OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se donne-t-elle point à un autre??
L'AUMONIER. Rien n'est plus commun.
OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent, ce sont des bêtes féroces qui battent la nature?; s'ils ne sévissent pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par une défense inutile.
L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont chatiés par le blame général.
OROU. C'est-à-dire que la justice s'exerce par le défaut de sens commun de toute la nation?; et que c'est la folie de l'opinion qui supplée aux lois.
L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari.
OROU. Déshonorée?! et pourquoi??
L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée.
OROU. Méprisée?! et pourquoi??
L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lache séducteur.
OROU. Un lache?! un séducteur?! et pourquoi??
L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage est un libertin?; l'époux trahi partage la honte de sa femme.
OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là?! et encore tu ne me dis pas tout?: car aussit?t qu'on s'est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété?; d'?ter ou de donner un caractère arbitraire aux choses?; d'unir aux actions ou d'en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blame, on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment?; les filles en imposent à leurs parents?; les maris à leurs femmes?; les femmes à leurs maris?; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles étoufferont leurs enfants?; des pères soup?onneux mépriseront et négligeront les leurs?; des mères s'en sépareront et les abandonneront à la merci du sort?; et le crime et la débauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu parmi vous. Cela est, parce que cela doit être?; et la société, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois?; ou d'infortunés, qui sont eux-mêmes les instruments de leur supplice, en s'y soumettant?; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature?; ou d'êtres mal organisés, en qui la nature ne réclame pas ses droits.
L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point??
OROU. Nous nous marions.
L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage??
OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un même lit, tant que nous nous y trouvons bien.
L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal??
OROU. Nous nous
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