Spiridion | Page 9

George Sand
infâme. Ils veulent t'enseigner
que le premier des biens c'est l'intempérance et l'oisiveté, que pour s'y
livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir
de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine
hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent

que ton âme meure pour avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la
douceur et l'innocence. Ils veulent, en un mot, faire de toi un moine.
Voilà ce qu'ils veulent, mon fils: voilà ce qu'ils ont entrepris, voilà ce
qu'ils poursuivent d'un commun accord, les uns par calcul, les autres
par instinct, les meilleurs par faiblesse, par obéissance et par crainte.
--Qu'entends-je? m'écriai-je, et dans quel monde d'iniquité faites-vous
entrer mon âme tremblante! Père Alexis! père Alexis! dans quel abîme
serais-je tombé, s'il en était ainsi! O ciel! ne vous trompez-vous point?
N'êtes-vous point aveuglé par le souvenir de quelque injure personnelle?
Ce monastère n'est-il habité que par des moines prévaricateurs? Dois-je
chercher parmi des âmes plus sincères la foi et la charité qu'un impur
démon semble avoir chassées de ces murs maudits?
--Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines
meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est
impuni. Accepte le travail et la douleur; car vivre, c'est travailler et
souffrir.
--Je le veux, je le veux! mais je veux semer pour recueillir. Je veux
travailler dans la foi et dans l'espérance; je veux souffrir selon la charité.
Je fuirai cet abominable réceptacle de crimes; je déchirerai cette robe
blanche, emblème menteur d'une vie de pureté. Je retournerai à la vie
du monde, ou je me retirerai dans une thébaïde pour pleurer sur les
fautes du genre humain et me préserver de la contagion...
--C'est bien, me dit le père Alexis en prenant dans ses mains mes mains
que je tordais avec désespoir, j'aime ce mouvement d'indignation et cet
éclair du courage. J'ai connu ces angoisses, j'ai formé ces résolutions.
Ainsi j'ai voulu fuir, ainsi j'ai désiré de vivre parmi les hommes du
siècle, ou de m'enfermer dans des cavernes inaccessibles; mais écoute
les conseils que l'Esprit m'a donnés aux temps de mon épreuve, et
grave-les dans ta mémoire:
«Ne dis pas: Je vivrai parmi les hommes, et je serai le meilleur d'entre
eux; car toute chair est faible, et ton esprit s'éteindra comme le leur
dans la vie de la chair.
«Ne dis pas non plus: je me retirerai dans la solitude et j'y vivrai de
l'esprit; car l'esprit de l'homme est enclin à l'orgueil, et l'orgueil
corrompt l'esprit.
«Vis avec les hommes qui sont autour de toi. Garde-toi de leur malice.
Cherche ta solitude au milieu d'eux. Détourne les yeux de leur iniquité,

regarde en toi-même, et garde-toi de les haïr autant que de les imiter.
Fais-leur du bien dans le temps présent en ne leur fermant ni ton coeur
ni ta main. Fais-leur du bien dans leur postérité en ouvrant ton esprit à
la lumière de l'Esprit.
«La vie du siècle, débilite, la vie du désert irrite.
«Quand un instrument est exposé aux intempéries des saisons, les
cordes se détendent; quand il est enfermé sans air dans un étui, les
cordes se rompent.
«Si tu écoutes le sens des paroles humaines, tu oublieras l'Esprit, et tu
ne pourras plus le comprendre. Mais si tu ne laisses venir à toi les sons
de la voix humaine, tu oublieras les hommes, et tu ne pourras plus les
enseigner.»
En récitant ces versets d'une Bible inconnue le père Alexis tenait ouvert
le livre que j'avais vu déjà entre ses mains, et il tournait les pages pour
les consulter, comme s'il eût aidé sa mémoire d'un texte écrit; mais les
pages de ce livre étaient blanches, et ne paraissaient pas avoir jamais
porté l'empreinte d'aucun caractère.
Ce fait bizarre réveilla mes inquiétudes, et je commençai à l'observer
avec curiosité. Rien dans son aspect n'annonçait en ce moment
l'égarement, ou seulement l'exaltation. Il referma doucement son livre,
et me parlant avec calme:
«Garde-toi donc, me dit-il en commentant son texte, de retourner au
monde; car tu es un faible enfant, et si le vent des passions venait à
souffler sur toi, il éteindrait le flambeau de ton intelligence. La
concupiscence et la vanité ne te trouveraient peut-être pas assez fort
pour résister à leur aiguillon. Quant à moi, j'ai fui le monde, parce que
j'étais fort, et que les passions eussent changé ma force en fureur.
J'aurais surmonté la présomption et terrassé la luxure; j'aurais
succombé sous les tentations de l'ambition et de la haine; j'aurais été
dur, intolérant, vindicatif, orgueilleux, c'est-à-dire égoïste. Nous
sommes faits l'un et l'autre pour le cloître. Quand un homme a entendu
l'esprit l'appeler, ne fût-ce qu'une fois et faiblement, il doit tout quitter
pour le suivre,
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