frissonner. De là cette irritabilité nerveuse qui, après plus de soixante ans, n'est pas encore calmée en moi; de là aussi mon horreur pour la peine de mort qui, pour la plupart des cas où on l'applique, me para?t un acte d'atroce puérilité.
Un autre objet moins terrible en lui-même, et dont le souvenir m'épouvante moins aujourd'hui, me causait aussi dans ce temps-là une grande terreur: c'était la ridicule représentation d'un personnage dit le Suisse de la rue aux Ours, que des polissons promenaient dans les rues à une certaine époque de l'année. Ce mannequin gigantesque, car il atteignait presque à la fenêtre de l'appartement que nous occupions au premier, tenait en sa main le couteau avec lequel il avait répandu le sang d'une bonne vierge de platre qu'on voyait alors sous grille, au lieu où le sacrilége avait été commis. Il me paraissait bien plus coupable que l'assassin dont j'ai parlé plus haut; j'entendais dire, sans trop de pitié, qu'il avait été br?lé vif; et pourquoi m'était-il odieux? parce qu'il me faisait peur.
Ce sentiment est celui qui, dans mon enfance, a exercé sur moi la plus grande influence. Je me rappelle qu'alors je saluais avec un égal empressement les soldats et les prêtres: l'uniforme et la soutane me faisaient trembler.
J'avais alors quatre ans. Mes souvenirs remontent plus haut encore. Je me rappelle assez nettement certains faits qui se rapportent au temps où j'étais en nourrice, d'où je ne fus retiré, à la vérité, qu'à l'age de trois ans. On pense bien qu'on n'avait pas attendu l'époque de mon rappel pour me sevrer. Comme le paysan à qui l'on m'avait confié était vigneron, quoiqu'il habitat en Normandie, et qu'il y avait toujours dans son cellier un tonneau en perce, je ne cessai pas de téter après le sevrage, et j'allais prendre au robinet ce que le sein ne me fournissait plus. Boire ainsi me plaisait assez; mais ce qui me plaisait davantage, c'était de boire dans la belle tasse d'argent dont mon Silène se servait pour déguster et faire déguster son vin; rarement, toutefois, je buvais la tasse entière, si petite qu'elle f?t. Plus curieux et plus dévot que gourmand, je la renversais presque toujours pour admirer et pour baiser un saint Nicolas qui était gravé à son revers, et que je prenais pour le bon Dieu; à trois ans, j'étais aussi avancé qu'un Russe l'est à trente.
Mon père ayant transporté son domicile à Versailles en 1771, j'étudiai là les premiers élémens du latin, chez un ma?tre de pension presque octogénaire. Ce bon homme, qui avait passé sous Louis XIV les premières années de sa jeunesse, nous entretenait si souvent du grand roi, dont tout au reste me parlait à Versailles, à commencer par Versailles lui-même, qu'il me semble avoir vécu sous son règne.
J'ai souvent vu Louis XV; il passait plusieurs fois par semaine, pour aller chasser, par la rue Satori, où j'étais en pension. On ne manquait pas alors de nous mettre en ligne devant la porte, et nous de crier: Vive le roi! C'était peine perdue: le bon prince ne faisait pas plus attention à nos voeux qu'aux doléances qui depuis cinquante ans lui étaient adressées de tous les points de la France, qu'aux aboiemens des chiens qu'il rencontrait sur sa route; nos voeux d'enfans ne l'empêchèrent pas de mourir avant l'age que lui promettait sa forte constitution.
Louis XV avait la figure noble et calme; mais des sourcils épais lui donnaient un caractère de dureté. Quoiqu'il se t?nt très-droit, et qu'il portat la tête haute, il me paraissait bien vieux; il n'avait pourtant que soixante et trois ans quand il mourut; mais je n'en avais que huit.
L'inquiétude que causait la maladie du roi dans une ville entièrement peuplée de ses domestiques me frappa vivement; et, comme je n'avais pas assez de pénétration pour démêler dans les démonstrations de ce sentiment, provoqué chez les vieux courtisans par la crainte de perdre ce qu'ils tenaient du vieux roi, celles qui, chez les jeunes, provenaient de la crainte de ne pas se saisir assez t?t des faveurs d'un nouveau règne, je croyais le Bien-Aimé bien réellement aimé. Quel fut mon étonnement, quand je vis l'indifférence qui se manifesta à ses obsèques! Cette cérémonie si pompeuse, et qui, d'après les anciens usages, ne devait avoir lieu que quarante jours après le décès du monarque, se fit presque furtivement le lendemain même de sa mort. Jetés dans un simple carrosse de deuil, ses restes putréfiés furent tra?nés de nuit, au grand galop, à la dernière demeure, à travers une populace muette, entre deux colonnes de gardes du corps, et au milieu d'un groupe de pages qui, le mouchoir sous le nez, se tenaient éloignés du cercueil le plus possible, et polissonnaient avec leurs flambeaux. Je con?us dès lors que la mort d'un roi pouvait
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