Souvenirs dun sexagénaire, Tome I | Page 7

Antoine Vincent Arnault
disait une femme spirituelle qui se croyait en droit d'accuser ce moraliste de quelque indiscrétion, Jean-Jacques peut bien faire ses confessions, mais devait-il faire les confessions d'autrui?
Je ne me prévaudrai ni de l'exemple de Jean-Jacques, qui pousse quelquefois la sincérité jusqu'au cynisme, ni de celui de Marmontel, qui, dans un livre dédié à ses enfans, porte dans ses aveux la fatuité presque aussi loin que le chevalier de Faublas. Je ne livrerai, en fait de secrets, que ceux qui sont à moi sans partage; si je n'ai pas la prétention d'être un héros d'histoire, je n'ai pas non plus celle d'être un héros de roman.
Si les agitations auxquelles ma destinée a été livrée, et qui m'ont conduit soit en Angleterre, soit en Italie, soit en Espagne, soit en Hollande, se reproduisent dans ce livre, on y trouvera du mouvement et de la variété: qu'alors on n'ait pas regret à l'intérêt qu'il obtiendrait; ce serait celui qu'on ne peut refuser à des sentimens vrais et à des récits véridiques.
Cela dit, j'entre en matière.

LIVRE PREMIER.
1766--1783.

CHAPITRE PREMIER.
Réflexions générales. Enfance de l'auteur.--Premières impressions.--Mort de Louis XV.--Ses funérailles.--L'éducation domestique.--Le collége.
Je suis né le 22 janvier 1766. Mon père, sans être riche, possédait un revenu honnête en biens-fonds, qu'il aliéna en partie pour acheter chez les princes, frères du roi Louis XVI, des charges dont par des événemens qu'il n'avait pu prévoir, et par suite de sa mort prématurée, la finance a été perdue pour ses enfans. Ce qui devait augmenter sa fortune commen?a notre ruine.
Je n'avais que dix ans quand il mourut. Je crois le voir encore: sa physionomie, son maintien, les habitudes de son corps, l'expression de son visage, le son de sa voix même, tout cela m'est présent, comme si nous ne nous étions quittés que d'hier.
Aimable, spirituel, actif, entreprenant et ambitieux, il était fait pour arriver à tout, s'il e?t vécu age d'homme. Il avait à peine trente-six ans quand il fut enlevé par une fluxion de poitrine.
Son père était mort au même age de la même maladie. Je ne suis pas superstitieux. Ce rapprochement me revenait pourtant malgré moi dans l'esprit quand je me trouvai dans cette fatale année.
Cela me rappelle un fait assez singulier. Un jour que je d?nais chez un de mes bons amis, Parceval de Grandmaison, le docteur Alibert, qui voit tout en rapport avec la science à laquelle il s'est voué, et cherchait à deviner, d'après la complexion de chacun, la maladie à laquelle il était enclin: ?Vous, par exemple, dit-il après m'avoir attentivement considéré, vous êtes magnifiquement constitué pour la fluxion de poitrine.--C'est donc un privilége de famille? lui répondis-je; mon père et mon grand-père sont morts de cette maladie à trente-six ans, et je n'en ai pas trente-sept.--Rien de tout cela ne me surprend, reprit-il avec tranquillité; mais il ne faut pas vous en inquiéter. En vous livrant à des travaux de tête, vous avez détourné la tendance de la nature; vous y êtes échappé en vous faisant homme de lettres, et c'est dommage. Quel spectacle pour un observateur que celui qu'e?t offert le combat d'une complexion énergique comme la v?tre, avec une fluxion de poitrine bien conditionnée, et dont je vous aurais tiré!?
Mes premiers souvenirs remontent presque au commencement de ma vie. Je me souviens parfaitement avoir habité dans une maison qui faisait l'angle de la rue de Cléri et du boulevard, et qui n'est démolie que depuis quelques années. Nous y demeurions en 1770, lors du mariage de Louis XVI. Je ne vis des fêtes qui eurent lieu à cette occasion que ce qu'on en pouvait voir par la fenêtre, c'est-à-dire l'illumination; mais le récit des apprêts qui se faisaient à la place Louis XV, et des événemens désastreux qui changèrent en un jour de deuil cette brillante solennité, retentit encore à mes oreilles.
Un fait qui ne s'est jamais effacé non plus de ma mémoire, et que des rêves ont représenté plus d'une fois à mon imagination, date de la même époque. Une vieille voisine qui m'aimait beaucoup, et se plaisait à me faire partager ses plaisirs, après m'avoir plusieurs fois régalé des marionnettes, me mena un jour, à l'insu de mes parens, comme de raison, voir une exécution à la place de Grève. Elle avait loué à cet effet une fenêtre d'où l'on pouvait jouir tout à l'aise de cet autre spectacle. Le patient souffrit moins que moi: on eut beau me dire que c'était un exécrable scélérat, je ne vis en lui qu'un homme qu'on assassinait, et que des assassins dans les hommes qui le tuaient. Effroyable impression! l'échafaud sur lequel il monta soutenu par un prêtre, la croix sur laquelle on l'étendit, la barre dont on lui brisa les os, la roue autour de laquelle on plia ses membres rompus; je vois encore tout cela, et ce n'est pas sans
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