Souvenirs dun sexagénaire, Tome I | Page 4

Antoine Vincent Arnault
tout empreints qu'ils sont de la
plus vive reconnaissance. On n'en peut pas dire autant de ceux de M. de
Bourrienne: c'est sous la dictée de l'envie et de la haine que ceux-là
sont écrits; ces passions s'y manifestent dès les premiers chapitres. En
retraçant, non sans complaisance, les détails d'une liaison qui a pris
naissance au collége, M. de Bourrienne a grand soin de présenter les
faits de manière à ce qu'on en conclue qu'elle était tout au profit du
jeune Corse qui, sous le rapport de l'esprit et sous celui du coeur, était
bien loin, si l'on en croit son intime ami, d'apporter dans ce commerce
des avantages égaux à ceux qu'il en retirait. On y voit que M.
Bonaparte réussissait à peine dans quelques facultés, tandis que M.
Bourrienne, génie universel, accaparait tous les prix et fatiguait, par la
multitude de ses succès, la main qui distribuait les couronnes. À en
juger par ces renseignemens, un lecteur qui ne connaîtrait pas les faits
ultérieurs, et à qui on annoncerait qu'un de ces deux écoliers a été le

premier homme du siècle, s'imaginerait-il que ce ne soit pas M. de
Bourrienne?
Il paraît pourtant que M. Bonaparte, ou de Buonaparte, n'était pas
inférieur en tout à son brillant condisciple. D'après un programme des
exercices publics qui terminèrent, en 1782, l'année scolaire à l'école de
Brienne[1], programme que j'ai sous les yeux, le jeune Corse aurait
concouru pour le prix dans quatre facultés différentes, l'histoire, la
géographie, la géométrie, et, ce qu'il y a de plus singulier, la danse, art
dans lequel toutefois M. de Bourrienne excellait aussi, puisqu'il est
inscrit sur cette honorable liste parmi les danseurs qui figurèrent dans la
Monaco, ou dans le ballet qui a dû clore la solennité.
Les mêmes sentimens se reproduisent dans le tableau que M.
Bourrienne fait de ses relations avec son ancien camarade qu'il retrouve
dans le monde en 1792; il ne nous laisse pas ignorer que, plus riche
alors, ou, disons mieux, moins pauvre que son intime ami, il payait
quelquefois pour deux; il ne nous laisse pas ignorer non plus que cet
intime ami se trouva si dénué de ressources après le 10 août, qu'il fut
obligé d'emprunter sur sa montre chez M. Fauvelet, frère de M.
Bourrienne, homme obligeant, qui avançait de l'argent sur nantissement
aux émigrans, et que M. Bonaparte a l'indignité d'appeler marchand de
meubles, quand il n'était que prêteur sur gages.
Entré dans la diplomatie à cette époque, M. de Bourrienne se trouvait
dans une position plus heureuse que son camarade le lieutenant
d'artillerie. La fortune les classait, sans contredit alors, en raison de leur
mérite; il faut voir avec quelle complaisance il le fait sentir. Mais ce bel
ordre ne se maintint pas long-temps. Après le siége de Toulon, il fut
interverti. Devenu capitaine, le lieutenant, franchissant à pas de géant
les grades intermédiaires, fut fait général, et le secrétaire de légation,
inscrit sur la liste des émigrés, se vit arrêté dès le premier pas dans la
carrière ouverte à sa vaste capacité. Cette injustice du sort altéra
sensiblement l'humeur de M. de Bourrienne, et aussi sa tendresse pour
son intime ami, qui pourtant n'en pouvait mais.
Cependant cet intime ami avait été nommé au commandement de
l'armée d'Italie; la prospérité ne l'enivra pas. L'empressement et

l'obstination qu'il mit à appeler près de lui son ancien camarade, dont il
obtint ou plutôt dont il exigea la radiation, est remarquable; on y
reconnaît toute la chaleur d'une affection de jeunesse.
Il s'en faut de beaucoup qu'elle se retrouve dans le sentiment avec
lequel l'émigré radié rend compte de ce fait. On croirait, à la manière
dont il en parle, que c'est contre son gré qu'il recouvra une patrie par les
soins du condisciple qui l'associait à sa haute fortune en l'admettant
dans son cabinet.
L'histoire de ce cabinet, où le secrétaire entra dans de pareilles
dispositions, n'est pas écrite avec une grande bienveillance, comme on
se l'imagine. Est-elle écrite avec fidélité? il est permis d'en douter. Les
erreurs qu'elle contient en donnent le droit[2]. On est fondé à croire que
celui qui se trompe sur ce que tout le monde sait, peut tromper tout le
monde sur ce qu'il dit n'être su que de lui; on est fondé à croire qu'ayant
à expliquer son expulsion du cabinet consulaire, où tant de motifs
semblaient devoir le maintenir à jamais, il n'a dû négliger aucune
occasion de noircir la réputation de Napoléon, chaque imputation dont
il charge la mémoire de celui-ci lui paraissant une justification de la
sienne: la justesse de cette conjecture n'est, au reste, que trop
évidemment démontrée par les deux volumes de réfutations dont les
Mémoires de M. de Bourrienne ont été l'objet[3].
Un ami de la gloire de Napoléon ne doit donc pas trop
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