Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun | Page 7

Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
puis concevoir comment il a pu vous venir l'idée si hasardeuse de grimper jusqu'au fa?te pour l'unique plaisir d'y planter une croix? La raison se refuse à le croire. Je dois vous dire, au reste, que cette croix est restée, et que votre adresse et votre courage sont devenus historiques, car on en parle encore à Rome.
J'ai été voir Angelica Kaufmann, que j'avais un extrême désir de conna?tre. Je l'ai trouvée bien intéressante, à part son talent, par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui peut avoir cinquante ans, très délicate, sa santé s'étant altérée par suite du malheur qu'elle avait eu d'épouser d'abord un aventurier qui l'avait ruinée. Elle s'est remariée depuis à un architecte qui est pour elle un homme d'affaires. Elle a causé avec moi beaucoup et très bien, pendant les deux soirées que j'ai passées chez elle. Sa conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction, mais aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'électrisait pas.
Angelica possède quelques tableaux des plus grands ma?tres, et j'ai vu chez elle plusieurs de ses ouvrages: ses esquisses m'ont fait plus de plaisir que ses tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur titianesque.
J'ai été d?ner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal de Bernis, à qui j'avais fait une visite trois jours après mon arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à c?té de lui. Il avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table, dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne mangeant lui-même que deux petits plats de légumes. Mais voilà le plaisant: ce matin on me réveille à sept heures en m'annon?ant la famille du cardinal de Bernis. Je suis bien saisie, comme vous imaginez! Je me lève, toute essoufflée, et je fais entrer. Cette famille était cinq grands laquais en livrée qui venaient me demander la buona mano. On m'expliqua que c'était pour boire. Je les congédiai en leur donnant deux écus romains. Vous concevez toutefois mon étonnement, n'étant pas instruite de cet usage.
Voilà, mon ami, une énorme lettre; mais j'avais besoin de causer avec vous. Rappelez-moi à ce qui reste à Paris de mes amis et de mes connaissances. Comment va notre cher abbé Delille? Parlez-lui de moi, ainsi qu'à la marquise de Grollier, à Brongniart, à ma bonne amie madame de Verdun. Hélas! quand vous reverrai-je tous! Adieu.
Comme je ne pouvais rester dans le très petit appartement que j'occupais à l'Académie de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais fort peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite rue dans laquelle les voitures des étrangers remisaient à toute heure de nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train infernal; en outre, il se trouvait une madone au coin de cette rue, et les Calabrois, dont sans doute elle était la sainte, venaient chanter et jouer de la musette devant sa niche jusqu'au jour. à vrai dire, il m'était assez difficile de trouver à me loger, attendu l'extrême besoin que j'ai de sommeil et le calme environnant qui m'est absolument nécessaire pour dormir. J'allai d'abord occuper un logement ment sur la place d'Espagne, chez Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures ne cessaient point d'aller et de venir sur cette place, où logeait l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des diverses classes du peuple s'y réunissait, quand j'étais au lit, pour chanter en choeur des morceaux que les jeunes filles et les jeunes gar?ons improvisaient d'une manière charmante, il est vrai, car la nation italienne semble avoir été créée pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel, qui m'aurait enchantée le jour, me désolait la nuit. Il m'était impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc la place d'Espagne.
J'allai louer près de là, dans une rue fort tranquille, une petite maison qui me convenait parfaitement, où j'avais une charmante chambre à coucher, toute tendue en vert, avantage dont je me félicitai beaucoup. J'avais visité toute la maison depuis le haut jusqu'en bas; j'avais même examiné les cours des maisons voisines sans rien apercevoir qui p?t m'inquiéter. Je pensai donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le bruit bien léger d'une petite fontaine placée dans la cour, et dans mon enchantement, je m'empresse de payer le premier mois d'avance, dix ou douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude parfaite; à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit infernal précisément derrière ma tête; ce bruit était si violent, que la gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la mienne, en avait été réveillée. Dès que je suis levée, je fais venir mon h?tesse pour lui demander la cause de cet horrible
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