Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun | Page 2

Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
cachet.?
Cette petite anecdote suffit, je l'avoue, pour me donner une mince opinion des habitans de Turin sous le rapport des arts.
Je quittai mes aimables h?tes pour aller à Parme. à peine étais-je arrivée dans cette dernière ville, que je re?us la visite du comte de Flavigny, qui y séjournait alors comme ministre de Louis XVI. M. de Flavigny avait soixante ans au moins; je ne l'avais jamais rencontré en France; mais son extrême bonté et la grace qu'il mit à m'obliger en tout me le firent bient?t conna?tre et apprécier. Sa femme aussi combla de soins ma fille et moi, et leur société me fut de la plus agréable ressource dans une ville où je ne connaissais personne.
M. de Flavigny me fit voir tout ce que Parme offrait de remarquable. Après avoir été contempler le magnifique tableau du Corrége, la Créche ou la Nativité[3], je visitai les églises, dont les ouvrages de ce grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. Je ne pus voir tant de tableaux divins sans croire à l'inspiration que l'artiste chrétien puise dans sa croyance: la fable a sans doute de charmantes fictions; mais la poésie du christianisme me semble bien plus belle.
Je montai tout au haut de l'église Saint-Jean; là, je m'établis dans le cintre pour admirer de près une coupole où le Corrége a peint plusieurs anges dans une gloire, entourés de nuages légers. Ces anges sont réellement célestes; leurs physionomies, toutes variées, ont un charme impossible à décrire. Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les figures sont d'un fini tel, qu'en les regardant de près, on croit voir un tableau de chevalet sans que cela nuise en rien à l'effet de cette coupole, vue du bas de l'église.
On peut admirer aussi dans l'église de Saint-Antoine, en entrant à gauche, une autre figure de ce grand peintre, la plus gracieuse que je connaisse, et d'une couleur inimitable.
J'ai remarqué dans la bibliothèque de Parme un buste antique d'Adrien, très bien conservé, quoiqu'il ait été doré. Un petit Hercule en bronze d'un travail fort précieux, un petit Bacchus charmant, beaucoup de médaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrége!... le Corrége est la grande gloire de Parme.
M. le comte de Flavigny me présenta à l'infante (soeur de Marie-Antoinette), qui était beaucoup plus agée que notre reine, dont elle n'avait ni la beauté ni la grace. Elle portait le grand deuil de son frère l'empereur Joseph II, et ses appartemens étaient tout tendus de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, d'autant plus qu'elle était fort maigre et d'une extrême paleur.
Cette princesse montait tous les jours à cheval. Sa fa?on de vivre comme ses manières étaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point charmée, quoiqu'elle m'ait re?ue parfaitement bien.
Je ne séjournai que peu de jours à Parme; la saison avan?ait, et j'avais les montagnes de Bologne à traverser. J'étais donc très pressée de me mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny me fit retarder mon départ de deux jours, parce qu'il attendait un ami auquel il désirait me confier, ne voulant pas que je traversasse les montagnes seule avec ma fille et la gouvernante. Cet ami (M. le vicomte de Lespignière) arriva, et je fus remise à ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte que je voyageai avec la plus grande sécurité jusqu'à Rome.
Je m'arrêtai très peu à Modène, jolie petite ville, qui me parut fort agréable à habiter. Les rues sont bordées de longs portiques qui mettent les piétons à l'abri de la pluie et du soleil. Le palais a un aspect grandiose et élégant. Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de Rapha?l et plusieurs de Jules Romain, la Femme adultère du Titien, etc., etc. On y voit aussi quantité de curiosités remarquables et des dessins des plus grands ma?tres italiens; quelques statues antiques, un grand nombre de belles médailles, ainsi que des camées en agate très précieux.
La bibliothèque est fort belle; elle contient, m'a-t-on dit, trente mille volumes, beaucoup d'éditions très rares et des manuscrits.
Le théatre rappelle les amphithéatres des anciens. Les remparts sont la promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands chemins sont charmantes, riches et bien cultivées.
Après avoir traversé les montagnes qui ont bien quelque chose d'effrayant, car le chemin est très étroit et très escarpé, et bordé de précipices, ce qui m'engagea à en faire une partie à pied, nous arrivames à Bologne. Mon désir était de passer au moins une semaine dans cette ville pour y admirer les chefs-d'oeuvre de son école, regardée généralement comme une des premières de l'Italie, et pour visiter tant de magnifiques palais dont elle est ornée. Tandis que, dans cette intention, je me pressais de défaire mes paquets,--Hélas! madame, me dit l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant Fran?aise, vous ne pouvez passer qu'une
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