vieux et infirme. Au nom du tien, laisse pour quelques heures le mien ici. Aie pitié de lui, Sidi? Le Prophète a dit: ?Aie pitié de ton père et de ta mère infirmes, comme ils ont eu pitié de toi quand tu étais tout petit.? Tu vois, il tremble comme un pan de burnous secoué par le vent.
--A la porte! vociféra Fortescu furieux; mon père est-il un vagabond comme le tien? Filez tous deux, ou je vous fais chasser à coups de fourreau de sabre.
Et il poussa de sa botte le vieux, qui rassemblait toutes ses forces débiles pour se soulever et obéir.
--Sidi, ne le touche pas, sur ta tête, ne le touche pas, s'écria le fils, l'oeil en feu, la lèvre tremblante, poings crispés, mena?ant.
La lueur fauve de la lanterne jetait sur le bronze de son corps des teintes de pourpre. Musculeux et terrible, il fit presque peur à Fortescu, peu soucieux de se colleter dans cette cave avec ce géant noir; aussi, reculant jusqu'à l'un des soupiraux ouverts près du poste, il appela:
--Hommes de garde, ici!
Et quand cinq ou six spahis entourèrent le nègre, il lui cingla le dos de sa canne de jonc.
La colère fait commettre des lachetés aux plus braves.
Et désignant le vieux qui ralait:
--Qu'on jette cela dehors, dit-il, et il ralluma sa bouffarde.
L'oeil du fils s'ensanglanta; cependant il se baissa sans mot dire, souleva son père, l'enveloppa avec soin, et tout nu, le chargeant sur ses épaules, comme Enée fit du vieil Anchise, il sortit du bordj en crachant derrière lui.
La pluie redoublait. La petite maman Jardret, couverte du burnous du marchef, accourut en riant, pour voir ce grand nègre tout nu, emportant ce vieux huché si dr?lement sur son dos, tandis que derrière elle, le marchef, abusant des droits que lui octroyait le prêt de son burnous, et profitant de l'ombre, la chatouillait aux endroits sensibles, ce qui lui faisait pousser de petits cris étouffés, pendant que là-bas, la silhouette chancelante, fouettée du vent et battue par l'averse, se perdait peu à peu dans la nuit.
III
Environ trois semaines après, le lieutenant Fortescu, pipe en bouche et canne en main, se promenait paisiblement comme un honnête bourgeois, au milieu des buissons de genévriers et de myrtes qui entourent le bordj d'El-Meridj. Le ciel était d'indigo, le soleil radiait et les hirondelles arrivaient en foule. Pour la première fois depuis le commencement de l'année, il avait sorti son vêtement de coutil et s'était coiffé d'un grand chapeau de feuille de palmier, présent d'un ca?d du voisinage, Hamdabel-Hassen. Tout en fumant sa vieille bouffarde, il tapait de sa canne de jonc, à droite et à gauche, avec colère, sur les jeunes pousses des genêts comme un chaouch sur des têtes de Turcs.
Il avait bien déjeuné cependant, pris le café, le pousse-café, la bière, la rincette, la surrincette et encore la bière; pourquoi diable n'était-il pas content?
Une autre poule manquait-elle donc à l'appel. Hélas! oui. Non pas une, ni deux, ni trois, ni quatre, mais dix. Bient?t par douzaines on comptait les absentes. Le coq même, le magnifique coq cochinchinois, si superbe, si fier, si vigoureux, cet hercule des gallinacés avait disparu. Pourtant les caves du bordj ne servaient plus de refuge aux Chaouias, ni aux nègres; mais Fortescu, en reconnaissant les débris affreusement mutilés du chef de file, mijotant en compagnie de pommes de terre dans une gamelle de campement de la quatrième du deux, venait d'avoir la preuve que les zouaves seuls dévastaient son poulailler.
Mais ce n'était pas ce qui le tracassait et le poussait à sabrer les branches verdoyantes de l'arbuste cher à Vénus, car les rapines allaient avoir une fin. La compagnie de zouaves rentrait à Constantine; encore quelques jours et l'on serait débarrassé de ce mauvais voisinage.
Et voilà justement ce qui embêtait Fortescu. Depuis deux ans que duraient les travaux du bordj, la smala de spahis ne suffisant pas d'abord pour protéger les travailleurs, on avait, dès le principe, envoyé un bataillon; bient?t le bataillon s'était réduit à deux compagnies, puis à une; et maintenant on retirait cette dernière comme absolument superflue. Le pays pacifié, les tribus de la frontière soumises; plus de factionnaires assassinés; plus de têtes de colons coupées. Calme plat partout. On pouvait aller de Tebessa à El Meridj, d'El Meridj à Souk-Arras, de Souk-Arras au Tarf et du Tarf à la Calle, tranquillement, la canne à la main, en fumant des cigarettes, comme de la Bastille à la Madeleine, avec cette différence qu'au lieu de payer ses rafra?chissements à un prix exagéré, sans compter le pourboire au gar?on, on était hébergé gratis le long du chemin par ces imbéciles d'Arabes, sans même se croire obligé de leur dire ?merci? au départ. Et voilà des mois et des mois que cela durait! Et ?a allait durer peut-être encore des mois
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