Sous le burnous | Page 4

Hector France
000 têtes.]
Donc, chaque fois que nos spahis rencontraient sur les chemins un
indigène armé, ils lui faisaient subir un court interrogatoire.
--Où vas-tu?
--Faire la moisson à la Meskiana.
--Pourquoi as-tu un fusil?
--O musulmans! pouvez-vous me poser une telle question? Vous savez
bien qu'un Arabe ne quitte jamais son fusil.
--Tu es un Kroumir?
--Sur la tête du Prophète, je sois un des Beni-Merzem. Voyez d'ici les
tentes de mon douar de l'autre côté de la rivière, au pied de Bou-Djaber.
--Ton caïd ne t'a-t-il pas prévenu? Le bureau arabe a fait savoir par tous
les crieurs des marchés qu'on arrêterait quiconque est porteur d'armes.
--Qu'Allah vide vos selles! Vous savez vous-même que ce n'est une
chose ni possible ni juste sur la frontière. Autant nous jeter nus sous la
dent du lion.
On l'entraînait au bordj où il était questionné de nouveau, et si les
réponses paraissaient suffisantes, s'il pouvait nommer quelqu'un qui
voulût répondre de lui, si sa tête plaisait, on le renvoyait après quelques
jours de silo: au cas contraire, le capitaine appelait Ali-bel-Kassem.
II

Bon type, cet Ali-bel-Kassem. Un grand escogriffe au teint de cuivre, à
la barbe d'un noir de jais, semée de quelques poils blancs, et taillée en
pointe comme celle de Méphistophélès; maigre, osseux, anguleux, à
face patibulaire, en dépit du chapelet à grains d'ivoire qu'il portait
constamment au cou. Les spahis le nommaient le grand champêtre,
corruption de garde-champêtre, dignité dont on l'avait revêtu dans la
smala et qu'il cumulait avec celle de brigadier.
--Ali-bel-Kassem?
Il arrivait sur-le-champ, toujours prêt à l'heure, la lèvre souriante, très
propre, beau soldat malgré son dos un peu voûté par le laisser-aller des
longues journées de cheval, bien assis sur son grand étalon noir, à l'oeil
intelligent, triste et doux.
Pourquoi la tristesse de cette bête?
Nous nous le demandions en riant.
Mais les drames dont son maître la rendaient témoin semblaient se
refléter dans les rayonnements de sa sombre prunelle.
--Ali!
--Présent, mon koptane.
--Voici, faisait simplement le capitaine en lui désignant le prisonnier.
Il l'enveloppait des pieds à la tête d'un regard à la fois paterne et fauve.
--Tourne-toi, disait-il d'un ton plein de bienveillance.
L'autre se tournait.
--Ouvre les mains et lève-les.
L'autre élevait ses mains au-dessus de sa tête.
--Pas d'armes sous le burnous?

--Non, Sidi.
--Jette ton argent par terre.
--Pas d'argent, Sidi.
--Fais bien attention; si tu as de l'argent, tu ne viendras pas te plaindre
après qu'on te l'a volé.
--Je n'ai pas un sordi.
Satisfait de l'inspection, il ordonnait au prisonnier de se placer à
quelques pas, puis, silencieux, immobile, la bride dans la main gauche,
la droite posée sur la cuisse, la tête haute, aisée et dégagée des épaules,
suivant les règles de l'ordonnance, il attendait la consigne de son chef.
--Conduis-le à Tebessa, au bureau arabe, disait le capitaine de façon à
être entendu du prisonnier. Ali inclinait la tête, puis se penchant et bas:
--Marche forcée, mon koptane?
--Marche forcée. Route en trois quarts d'heure.
Trois quarts d'heure! J'ai dit que Tebessa était éloigné du bordj de
douze lieues.
Le «grand champêtre» souriait d'un air fin. Il savait ce que parler veut
dire et comprenait la plaisanterie. C'était toujours la même que lui
faisait son chef, mais il la goûtait chaque fois avec un nouveau plaisir.
--Trois quarts d'heure! Ah! ha! ha! Bien, mon koptane. Allons, homme,
marche devant.
Il se dressait alors sur sa selle, fier, digne, grave, se sentant chargé
d'une mission de confiance, plein de respect pour lui-même. On
débouchait par la grande porte du bordj, sur le plateau d'où l'on domine
la plaine tunisienne, et le prisonnier pouvait voir une fois encore la
fumée de son douar se perdre dans les molles vapeurs des lointains
bleus.

Parfois, si le douar était proche, il distinguait les blanches silhouettes
des femmes anxieuses, guettant son retour.
Le factionnaire, assis par terre, le dos au mur, le sabre entre les jambes,
le fusil chargé à portée de la main, les saluait amicalement au passage:
--Essalam ou Alikoum! Que le salut soit sur vous!
--Alek Salam! Sur toi soit le salut! répondaient-ils à l'unisson.
On dévalait. On tournait le bordj à droite; on descendait dans l'embryon
de village composé de Français, Maltais, Italiens, juifs, tous voleurs
dont les tentes et les huttes s'échelonnaient au flanc de la colline. Des
spahis, accroupis le long des murs de branches et de terre des caouadjis,
buvaient leur café lentement, à petites gorgées; d'autres plongeaient de
temps en temps leur bras au fond du capuchon de leur burnous et en
retiraient un morceau de galette, une poignée de dattes, leur repas du
matin, une pincée de tabac pour la cigarette; quelques-uns, allongés sur
la natte d'alfa, la tête dans la main, l'oeil somnolent perdu dans le rêve,
fredonnaient sur un rythme
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