carton. Au printemps, les yeux verts
seront de mise. L'été on ne portera que des yeux bleus. A l'automne les
yeux bruns. A l'hiver les yeux noirs_.»
Cet article à cheval sur la une et sur la deux, c'est-à-dire commencé en
première page et terminé en deuxième, avait coûté près de cinquante
louis au «patriote fabricant». Mais à l'incessante sonnerie du téléphone
qui mettait l'usine en communication avec la maison de vente du
faubourg Saint-Denis, M. Gosselet pouvait se rendre compte de l'effet
produit par cette prose élogieuse sur les revendeurs de jouets parisiens.
En entrant à l'usine, il avait fait mander le petit Bamberg pour hâter la
fabrication de ces prunelles de quatre-saisons. On frappa.
--Entrez, Bamberg! Entrez!
Bamberg, un petit jeune homme blond, aux yeux gris, parut, timide,
rougissant presque.
--Ça marche, hein! Bamberg? Quand pourrons-nous livrer nos
nouvelles poupées?
--Dans quinze jours, monsieur, dès que l'outillage sera complètement
installé. Nous pourrons faire face, alors, à toutes les commandes.
--Lisez donc l'article de Dupont dans le Cervantès. Il a oublié
d'annoncer que l'invention était de vous, mon cher ami, mais peu
importe, n'est-ce pas! Qu'est cela pour vous? Une machinette! Vous
inventerez des choses autrement merveilleuses. D'ailleurs, je vous en
saurai gré, Bamberg, je vous en saurai gré.
Bamberg protesta de la main contre une augmentation possible de ses
appointements, mais M. Gosselet se contenta de répéter en hochant la
tête avec obstination:
--Parfaitement, je vous en saurai gré, mon petit Bamberg.
Bamberg rougit beaucoup, salua et retourna à ses sphères à prunelles
pendant que M. Gosselet consultait sa montre:
--Onze heures déjà! Juste le temps de passer une redingote. Dire que je
ne peux pas déjeuner en veston chez moi!
En poussant la lourde porte enferraillée, M. Gosselet constata de
nouvelles déprédations commises par mesdemoiselles les polisseuses.
Pendant qu'il était à son bureau, les chipeuses avaient dépouillé de leurs
fleurs tous les rameaux surplombant le mur d'enceinte. Il cria comme si
elles pouvaient l'entendre:
--Je les chasserai, les gueuses, je les chasserai! Elles n'ont pas la
première notion du tien et du mien.
Des traces de pas qu'il aperçut sur le sable de l'allée longeant la
muraille ne firent qu'augmenter sa mauvaise humeur. Les «gueuses»
osaient-elles donc prendre leurs ébats dans son parc, et cela
précisément dans l'allée que préférait sa femme! Il examina
attentivement les empreintes dessinées sur le sol et put se convaincre
que ses ouvrières étaient innocentes de ce nouveau méfait.
Les traces n'étaient pas de la même grandeur et semblaient avoir été
faites par des chaussures de sexes différents, des chaussures du meilleur
monde. Les plus grandes cheminaient à côté des plus petites, celles-ci
effleurant à peine le gravier, celles-là marquées nettement comme à
l'emporte-pièce.
Tous les deux mètres, le sable piétiné témoignait que les chaussures
avaient dû faire là un brin de causette. Brusquement, elles s'arrêtaient
près d'un banc de pierre placé au-dessous du petit Amour lançant des
flèches. Elles avaient dû faire une longue halte en cet endroit, le tuf
étaient zébré d'écorchures mettant à nu la terre végétale.
Cette étude d'empreintes, agréable pour un rêveur ou un poète, n'était
pas pour satisfaire M. Gosselet.
Il héla le jardinier.
--Quand avez-vous ratissé cette allée, Tant-Seulement?
--Hier soir, monsieur, à nuit tombée, mêmement.
--Ma femme n'est pas venue se promener dans le parc, ce matin?
--Je n'ai pas vu madame.
--Avez-vous aperçu Mlle Simone?
--Je ne l'ai pas vue pareillement.
--Bien!
Tant-Seulement se retira, l'échine courbée comme il avait l'habitude de
le faire toutes les fois que son maître ne le tutoyait pas.
Assis sur un banc, aux pieds du petit Amour qui lançait ses flèches, M.
Gosselet se livra à une nouvelle étude des empreintes, étude
douloureuse mais fructueuse puisqu'il ne tarda pas à être convaincu que
seules Mme Gosselet et sa fille portaient d'assez mignons souliers pour
laisser sur le sable d'une allée de semblables traces.
II
--Ma femme ou ma fille! répétait M. Gosselet montant l'escalier qui
conduisait au premier étage. Ma femme ou ma fille, c'est-à-dire une
femme portant le nom de Gosselet que cinq ou six générations de
chaudronniers on traîné honnêtement sur les grandes routes d'Issoire à
Ambert. Ah! ces Parisiennes! Pourtant Simonette doit avoir du bon
sang rouge d'Auvergne dans les veines quoique née d'une petite
marchande de la rue Saint-Denis... Parisienne sans doute, mais
Auvergnate aussi!
--«Elle ressemble aux Gochelets!»
--«C'est tous le portrait des Gochelets!»
L'année précédente en un voyage triomphal à travers le Mont-Dore,
toutes les mères à rouliers, toutes les cabaretières avaient proclamé que
la gente demoiselle était bien l'héritière des «Gochelets rétameurs de
cacheroles depuis que le monde est le monde.»
Quant à Mme Gosselet, «qui avait bien pour cent francs de drap sur le
corps», les commères l'avaient jugée un peu fière. Le fabricant de
poupées avait surpris certains clignements d'yeux sous
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