Simon | Page 5

George Sand
de la vie; il demeura
généreux et devint sage. Sa fille était agréable sans être jolie, sensée
plus que spirituelle, douce, laborieuse, pleine d'ordre pour sa maison,
de soin pour son père et de bonté pour tous; elle semblait avoir pris à
coeur de mériter le doux nom de Bonne, que son père lui avait donné
par suite d'idées systématiques analogues à celles de M. Shandy.
La maison de campagne de maître Parquet était située à l'entrée du
village, au-dessus de la chaumière de Jeanne. Féline, au-dessous du
château de Fougères. Ces trois habitations, avec leurs grandes et petites
dépendances, couvraient la colline. L'ancien parc du château, converti
en pâturage, descendait jusqu'aux confins du jardin symétrique de M.
Parquet, et le mur crépi de ce dernier n'était séparé que par un sentier
de la haie qui fermait le potager rustique de la mère Féline. Ce
voisinage intime avait permis aux deux familles de se connaître et de
s'apprécier. Simon Féline et Bonne Parquet étaient amis et compagnons
d'enfance. L'avoué avait été uni d'une profonde estime et d'une vive
amitié avec l'abbé Féline; on disait même que, dans sa jeunesse, il avait
soupiré inutilement pour les yeux noirs de Jeanne. Il est certain que,
dans son amitié pour cette vieille femme, il y avait un mélange de
respect et de galanterie surannée qui faisait parfois sourire le grave
Simon. C'était, du reste, la seule passion romanesque qui eût trouvé
place dans l'existence très positive de l'ex-procureur. Des distractions
fort peu exquises, et qu'il appelait assez mal à propos _les consolations
d'une douce philosophie_, étaient venues à son secours, et avaient
empêché, disait-il, que sa vie ne fût livrée à un désespoir abrutissant.
Depuis cette époque de _rêves enchanteurs et de larmes vaines_, il
avait vu Jeanne devenir mère de douze enfants. Dans sa prospérité
comme dans sa douleur, elle avait toujours trouvé dans M. Parquet un
digne voisin et un ami dévoué.
L'excellent homme était rempli de finesse et de pénétration. Il devina
plutôt qu'il ne découvrit le secret de Simon. Il lui arracha enfin l'aveu
de ses dettes et de son embarras. Alors, l'emmenant dans son cabinet, à
la ville:

«Tiens, lui dit-il en lui mettant un portefeuille dans la main, voici une
somme de dix mille francs que je viens de recevoir d'un riche, pour lui
en avoir fait gagner autrefois quatre cent mille. C'est une aubaine sur
laquelle je ne comptais plus, le client s'étant ruiné et enrichi deux ou
trois fois depuis. Personne ne sait que cette somme m'est rentrée, pas
même ma fille; garde-moi le secret. Il n'est pas bon qu'un jeune homme
laisse dire qu'il a reçu un service. La plus noble chose du monde, c'est
de l'accepter d'un véritable ami; mais le monde ne comprend rien à cela.
Peut-être qu'un autre t'eût proposé de te compter une pension ou de
payer tes lettres de change. Ce dernier point est contraire à mes
principes d'ordre, et, quant au premier, je trouve qu'il en coûte assez à
ton orgueil d'accepter une fois. Renouveler cette cérémonie serait te
condamner à un supplice périodique. Tu as du coeur, tu as de la
modération; cette somme doit te suffire pour passer à Paris plusieurs
années, à moins que tu ne contractes des vices. Songe à cela, c'est ton
affaire. Tout ce que je te dirais à cet égard n'y changerait rien. Dieu te
garde d'une jeunesse orageuse comme fut la mienne!»
Simon, étourdi d'un service si considérable, voulut en vain le refuser en
exprimant ses craintes de ne pouvoir le rendre assez vite.
«Je te donne trente ans de crédit, répondit Parquet en riant; tu payeras
aux enfants de ma fille, avec les intérêts, si tu veux. Je ne cherche point
à blesser ta fierté.
--Mais s'il m'arrive de mourir sans m'acquitter, comment fera ma mère?
--Aussi je ne te demande pas de billet, reprit l'avoué d'un ton brusque;
ni ta mère ni mes héritiers n'en sauront rien. Allons, va-t'en, en voilà
assez; sache seulement que je ne suis ni si généreux ni si imprudent que
tu le penses. Simon, tu es destiné à faire ton chemin, souviens-toi de ce
que je le dis: le neveu de mon pauvre Féline, le fils de Jeanne, n'est pas
dévoué à l'obscurité. Avant qu'il soit vingt ans peut-être, je serai fort
honoré de ta protection. Je ne ris pas. Adieu, Simon, laisse-moi
déjeuner.»
Simon paya mille francs de dettes qu'il avait à Poitiers, et alla travailler
à Paris. Il n'aimait pas l'étude des lois, et avait songé à y renoncer. Mais

le service que Parquet venait de lui rendre lui faisait presque un devoir
de persévérer dans une profession qui, en raison des études déjà faites
et de la protection assurée à ses débuts par son vieil ami, lui offrirait
plus vite que toute
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